Une note bien dans la ligne

« Il faut que tout change pour que rien ne change » G. T. di Lampedusa, Le Guêpard.

Le Conseil Supérieur des Programmes a donc publié une « Note d’analyses et de propositions sur les programmes du lycée et sur les épreuves du baccalauréat ». Celle-ci vient en réponse à un courrier du ministre, publié en annexe, et fixe un cadre très précis : celui de la réforme, déjà annoncée, du baccalauréat et de l’organisation du lycée. La mission du CSP est donc de refonder à la fois les programmes d’enseignements et le contenu des épreuves du bac.

La note présente un statut plutôt imprécis : elle aurait pour but, selon ladite lettre, de poser « les premiers jalons du travail à venir », entendre l’écriture des programmes applicables à la rentrée 2021. Toutefois, on relève que cette note formule « des propositions concernant les ajustements éventuels à apporter aux programmes de la classe de seconde à la rentrée 2019 ».

On peut noter enfin que cette lettre assume une nette séparation entre les séries technologiques et la voie « générale » puisqu’elle veut refondre celle-ci et ne propose que des ajustements pour celle-là. Il faut observer que la plupart du temps, le mot « lycée » renvoie au seul lycée général, la voie technologique est l’objet de paragraphes séparés et la voie professionnelle n’est tout simplement pas envisagée.

L’organisation d’un nouveau lycée
Une approche apparemment curriculaire

La note définit donc un objectif précis qui doit être décliné ensuite par discipline, et qu’elle nomme « culture scolaire du lycéen ». Celle-ci est définie dans un encadré qui est en fait un extrait de la note de travail destinée à « des groupes d’élaboration des projets de programme ». On peut essayer de la condenser encore.

Le parcours pour arriver à cette culture scolaire est distribué en trois étapes : les « fondamentaux », dont, en plus de la trilogie classique, « respecter autrui », les savoirs, méthodes et pratiques dans leur généralité et leur forme élémentaire, puis les savoirs et pratiques spécifiques et approfondis.

Cette tripartition recouvre celle des étapes du cursus : l’école primaire « assure la transmission et l’acquisition », le supérieur « dispense une formation », le secondaire, et notamment le lycée, enseigne. C’est dans ce cadre que prend la place du lycée, de ses programmes et de son organisation.

On retrouve cette approche curriculaire dans la définition des deux extrémités du cursus lycéen, en particulier de leurs modalités d’évaluation.

Un lycée encadré par l’évaluation

Le bac prend une place prédominante dans la note. Son analyse donne lieu à un certain nombre de constats qui reviennent en gros à expliquer à quel point l’examen, dans sa forme actuelle, rigidifie l’organisation du lycée et de ses enseignements. Le constat est détaillé, discipline par discipline, il occupe quasiment le tiers des pages et constitue l’ouverture de la note. Le reproche principal qui est fait à l’examen est connu : « on évalue davantage la préparation des élèves à l’examen que l’acquisition de savoirs et de méthodes durables ». En s’appuyant sur ce constat, la note remet en cause la valeur certificative du bac, les épreuves du bac doivent évaluer « des savoirs et des méthodes réellement acquis ».

La seconde est explicitement mentionnée comme une année charnière : « entre le cycle 4 et le cycle terminal », « temps intermédiaire », elle mêle les formes de l’antichambre et de la salle de tri. La note lui donne une valeur inchoative, elle insiste sur l’acquisition des méthodes et d’une « plus grande autonomie ». Mais il est également précisé que les programmes doivent permettre « d’éclairer l’élève dans ses choix » en initiant aux spécificités des disciplines. Dans la lignée d’une tendance ancienne, la classe de seconde est donc conçue comme une sorte de vaste enseignement d’exploration et de moment d’orientation ou une sorte de pré-lycée, essentiellement méthodologique, comme une année de solfège avant de choisir son instrument. Quid de l’acquisition d’une culture, des interrogations attendues au bac ? Comme le dit le titre du paragraphe 2.2, la seconde n’est plus qu’un seuil, pour ce qui est aujourd’hui, pour beaucoup d’élèves, la dernière classe du parcours commun, c’est une sacrée perte.

A ce titre, l’approche de l’évaluation montre que le niveau ne joue pas ce rôle que pour l’élève : « La vérification de cette maîtrise devra s’appuyer sur la prise en compte complexe de différents temps et formats d’évaluation (…) : socle commun, diplôme national du brevet, test de positionnement à l’entrée de seconde ». On passe sur l’étrange formulation du « test de positionnement » pour observer que ces trois évaluations sont très proches : fin de troisième, entrée en seconde. Rien d’autre n’est mentionné. On se demande si le « positionnement » n’est pas conçu comme intangible, le rôle de l’année de seconde étant alors non pas d’explorer des possibles mais de montrer à l’élève où il peut, voire doit, aller ensuite.

Le lycée propédeutique du supérieur

Bref, cet encadrement des années de lycée entre deux grandes étapes « certificatives » place lesdites années dans un « continuum » selon la formule de la note. On observe toutefois qu’il n’est que très peu question du collège et que ce continuum est envisagé surtout dans la perspective du supérieur. De la sorte, le lycée devient un cursus préparatoire aux études supérieures. Entre le positionnement et la certification, il s’agit explicitement de « transformer les années de lycée en un tremplin pour la réussite de chaque élève dans la voie d’études supérieures qu’il aura choisie. »

On éprouve parfois un certain malaise devant ce qui apparait comme des contradictions. On se réjouit par exemple que chaque élève choisisse une voie d’études supérieures, mais on se demande dans quelle mesure ce choix n’aura pas été orienté par le « positionnement » d’entrée en seconde (et peut-être, même si la note n’en fait pas mention, par les « attendus » de Parcoursup).

On se réjouit du souci de poursuivre le noble objectif de la démocratisation du lycée, on s’interroge pourtant sur le périmètre de cette démocratisation quand les voies technologiques et professionnelles sont mises à l’écart voire ignorées.

On se réjouit enfin de la volonté de donner du sens et des horizons à ce qui est enseigné au lycée, mais on s’interroge sur le statut transitoire de ces années et sur ce qui doit précisément être certifié en fin de parcours. On est particulièrement inquiet, de ce point de vue, du statut de la classe de seconde, sorte de tremplin du tremplin1, dont on se demande du coup, si elle ne relèvera pas, pour les élèves, d’une expérience d’antichambre du roi, un peu à l’image du film Ridicule, ou du premier épisode à Versailles dans L’Ingénu de Voltaire.

Bref, l’approche curriculaire, telle qu’elle semble être proposée, parait séduisante, et les travaux qui permettraient de la mettre en œuvre de façon cohérente, aussi bien au sein de l’institution qu’au niveau syndical, existent. Seulement très vite on a l’impression qu’il s’agit surtout d’un vernis, qui craque dès la lecture des observations propres aux disciplines, notamment en matière d’enseignement du français, comme on va le voir.

Et le français ?

La discipline Français est abordée essentiellement à propos du bac, dans la première partie. Et le propos est éclairant. Mais avant de s’y attarder, peut-être faut-il prendre quelques notes sur les autres apparitions.

Où et quand fait-on du français ?

Du fait du cadre imposé par la lettre du ministre, la note est répartie, outre les observations sur le bac et outre le petit aparté sur les séries technologiques, en deux chapitres : un sur la classe de seconde et un autre sur le cycle terminal (1ère et Tale). Deux pages sont consacrées à la classe de seconde, sept au cycle terminal. Le cycle terminal est divisé en trois branches : les enseignements communs, les enseignements de spécialité et les enseignements facultatifs. Toujours dans une apparence curriculaire, les enseignements communs et de spécialités « ne doivent pas enfermer les élèves dans un parcours contraint et restreint ». Les termes de « passerelles », d’« articulation » et de « résonnances » apparaissent. Il semble bien donc que l’approche se veuille productrice de sens, au-delà de la distribution strictement disciplinaire.

Pourtant, si le français apparait bien alors, c’est pour évoquer ses relations avec la philosophie (à deux reprises), les langues et cultures de l’antiquité. La prudence d’usage : « à titre d’exemple et sans préjuger d’autres relations nécessaires » semble bien faible, d’autant que les autres articulations sont tout aussi conformistes : SES et Histoire-Géographie, mathématiques, numériques, informatiques et sciences de l’ingénieur. Un encadré entier, à fond bleu, propose même un long développement sur l’enseignement scientifique. On voit se dessiner une représentation précise de la distribution des savoirs, nous y reviendrons.

Le français, ou plutôt les professeurs de français apparaissent aussi dans les enseignements de spécialité, avec une distribution des rôles qui rejoint les observations ci-dessus : les professeurs de Lettres et de philosophie devront assurer l’enseignement Humanités, littérature et philosophie. On est d’autant plus surpris par cette limitation qu’on apprend dans la description de cet enseignement que c’est « le vaste champ des sciences humaines qui se trouve convoqué par les humanités modernes », mais sans les professeurs de Sciences Économiques et Sociales ou d’Histoire et Géographie, donc.

Aux seuls professeurs de Lettres Classiques est réservé l’enseignement Littérature, langues et cultures de l’antiquité. Cet enseignement est réservé aux élèves l’ayant déjà suivi au collège, et qui veulent « s’orienter ensuite vers des études de lettres ou d’Histoire ».

La disparition des séries peut faire penser à la construction d’un lycée modulaire, qui permettrait d’effacer la hiérarchisation des élèves selon les enseignements reçus, de travailler avec eux sur les relations qui existent entre leurs différentes curiosités. On voit se dessiner quelque chose de bien plus sournois : une redistribution cachée des filières, selon une répartition qui commence dès l’entrée au collège et trace des routes jusque dans le supérieur. Les trajectoires obliques, à tous les niveaux, n’ont plus lieu d’être.

L’épreuve du bac, seul enjeu ?

Concernant le bac, le développement sur le français apparait dans une série de développements identiques discipline par discipline. On sait qu’il s’appuie notamment sur une rencontre entre le CSP et différentes associations représentantes de la discipline. On trouve un compte-rendu de cette rencontre sur le site de l’AFEF2 qui permet d’avoir un regard alternatif. Il faut noter que, sans même tenir compte de la présence de la CNARELA, représentant les seuls enseignants de Lettres Classiques, l’essentiel des associations reçues appartiennent à un courant de pensée qui n’est pas le nôtre, seule l’AFEF représentait des positions proches de celles du manifeste, voire semblables.

Le texte insiste sur « l’influence considérable des exercices de l’épreuve anticipée de français », et liste des aspects de la discussion : insistance sur le repérage historique, considéré comme favorisant « la compréhension par les élèves de l’évolution de la littérature, dans ses formes et ses idées », la volonté d’élargir le champ à des textes de langues étrangères ou d’origine francophone, la formulation des sujets et l’étude de la langue. La note déplore le rythme soutenu qu’impose l’anticipation de l’épreuve.

Les propositions sont les suivantes : réduction du nombre d’épreuves, c’est-à-dire suppression de la question sur corpus et de l’écriture d’invention à l’écrit, pour l’oral, l’énoncé, qui déplore l’aspect « récitatif » de l’épreuve, semble s’orienter vers une forme plus libre, qui ressemble aux attendus de la deuxième partie de l’épreuve.

Quelques questions surgissent sur les représentations du travail enseignant qui se dégagent de ces remarques. On perçoit une sorte de hiatus entre celles-ci et les pratiques généralement constatées.

La première remarque d’abord, formulée comme suit : « La plupart des interlocuteurs s’accordent sur la pertinence des finalités de l’enseignement et des objets d’étude définis par les programmes en vigueur. » Dans une note qui ne cesse de revendiquer un renouvellement général du lycée, pour ne pas dire un bouleversement, cet éloge détonne. Du reste, selon le compte-rendu de l’AFEF, seule Fanny Capel, pour Sauver Les Lettres, a pris une telle position. L’APL condamne une « dérive techniciste », qui pousse à « l’instrumentalisation des textes », la CNARELA réclame un programme chronologique, la SEL se réfère à la collection Lagarde et Michard. Enfin, l’on se demande s’il n’y a pas incohérence à demander un repérage historique et à approuver dans le même temps des programmes qui n’ont rien de chronologique3. Sans préjuger de la réponse, on ne peut s’empêcher de se demander si l’éloge inattendu des programmes actuels n’est pas lié au fait que ceux-ci sont signés par celui qui, à l’époque de leur parution, était Directeur de l’Enseignement Scolaire, un certain Jean-Michel Blanquer.

Condamnation de l’écriture d’invention

Deuxième remarque : le diagnostic sur l’écriture d’invention apparait pour le moins discutable. Il est d’abord dit que cette dernière est « étrangère à la formation initiale des professeurs de lycée ». On peut partager le constat, on peut aussi s’en étonner : il semble que la France soit le seul pays où ceux qui font profession d’étudier et enseigner la littérature ne soient jamais invités, lors de leur cursus, à produire des œuvres. En fait, l’expérience montre que la pratique existe, des ateliers d’écriture se développent dans les universités, certains professeurs (votre serviteur peut en témoigner) proposaient déjà, il y a vingt ans de cela, d’évaluer au moins en partie les étudiants par une écriture d’invention, et les pratiques extra universitaires existent (là encore, votre serviteur peut en témoigner). Bref, le constat semble s’appuyer sur une connaissance des épreuves officielles, structurées essentiellement par les concours de recrutement et les formes de la recherche, pas tant sur une étude des pratiques des étudiants en lettres. Du reste, on peut aussi projeter la mise en place, dans le cursus d’études littéraires, d’ateliers d’écritures.

Une autre critique est faite à l’écriture d’invention, sur le caractère « subjectif » de l’évaluation. Le praticien régulier, convoqué pour correction tous les ans, ne peut être que surpris. Des consignes nationales de correction, augmentées de consignes académiques rédigées lors des réunions d’harmonisation, sont formulées de façon rigoureuse, et distribuées en trois rubriques : ce qui est attendu, ce qui est pénalisé, ce qui est valorisé. La correction fait donc l’objet d’un encadrement méticuleux. Ces consignes de correction sont publiques, on les trouve aisément ces consignes de correction sur le web4. Il est évidemment de la responsabilité des enseignants, ensuite, de décider en conscience s’ils respecteront ou non ce cadre commun, certains assument ouvertement de ne pas le faire, mais c’est une autre question.

Une représentation hors sol

Troisième remarque : concernant la question sur corpus, la note stipule qu’elle serait « confuse pour les élèves ». On peut là encore se demander, si on ne forme pas les élèves à un travail de comparaison, voire de confrontation des textes, comment ils vont « rechercher du sens et construire une culture ». Par son fonctionnement même, l’exercice oblige le candidat à dépasser le simple exercice de relevé de procédés dans un texte isolé et invite à écouter la façon dont le regard que portent les œuvres sur le monde nait notamment de la façon dont elles dialoguent entre elles. Etablir des liens, des correspondances, des oppositions, des contradictions mêmes, entre plusieurs textes, c’est laisser au candidat la possibilité de prendre, à son tour, position. Dit autrement, la question sur corpus semble bien plus proche que ne l’imagine la note du noble exercice de confrontation des points de vue qu’est la dissertation.

Quatrième remarque : sur la pratique insuffisante de l’étude de la langue. On se demande d’où vient cette affirmation. La lecture des textes doit et peut, selon la formulation même des programmes en vigueur, passer par des moments d’étude de la langue. On s’interroge : va-t-il falloir donner des leçons de grammaire détachée ? Mais si tel est le cas, ne sommes-nous pas, pour le coup, dans une dérive techniciste caractérisée ?

Bref, cette page sur l’épreuve de français au bac laisse le sentiment d’une réflexion « hors sol », très détachée des pratiques des enseignants. Non que celles-ci soient exemplaires, mais au contraire qu’elles soient à interroger : si l’écriture d’invention parait si « facile » aux élèves, n’est-ce pas que l’enseignant a manqué le coche à son sujet ? Beaucoup peuvent témoigner que très rapidement, les élèves perdent cette idée de vue, pour peu qu’on leur en montre les enjeux, ceux d’un regard critique en acte sur les textes proposés, qui permette aux élèves d’éprouver, au sens fort, ce qu’est le travail d’écriture, et de les faire écrire parce que, comme l’a joliment dit Sylviane Ahr d’après le compte-rendu de l’AFEF « on apprend à lire en écrivant ». Il faut le souligner, ce mot est subtil, puisqu’il renverse la proposition des autres associations qui disait « on apprend à écrire en lisant ». Au-delà du plaisir du renversement, qui est un procédé littéraire et rhétorique particulièrement fécond, cette formule rappelle que notre objectif n’est pas de sélectionner de grands écrivains mais de former des sujets lecteurs.

De même pour l’exercice de la question sur corpus. N’est-ce pas une trace de ce qui fait la construction d’une séquence ? On s’interroge sur des enseignants qui ne feraient jamais de travail de synthèse sur les quatre ou cinq textes étudiés lors d’une séquence (pour ma part, je n’en connais pas).

Dans l’autre sens, la défense et valorisation de l’exercice de la dissertation, peut étonner. Le texte s’en prend aux rigidités formelles, l’éloge d’un exercice à la rhétorique rigoureuse peut surprendre. D’autre part, alors qu’on s’appuie sur les supposées représentations et réactions des élèves pour supprimer la question sur corpus et l’écriture d’invention, on note que rien n’est dit sur le fait que la dissertation n’est que très peu pratiquée au bac.

Quant à l’appel à « envisager des sujets de dissertation libérés de l’emprise formelle et proposer des questions ouvertes, plus largement humaines que strictement littéraires » il intrigue : les sujets de dissertations ne paraissent pas si formels que cela. En quoi des sujets comme : « En quoi les œuvres littéraires permettent-elles de construire une réflexion efficace sur la condition de l'homme ? » ou « La poésie vous semble-t-elle destinée à traiter de sujets douloureux ? » ne sont pas humains ?

On s’étonne bien de ce hiatus Les pratiques ne sont pas secrètes, elles sont l’objet de témoignages, voire d’analyses, sur des sites comme Weblettres par exemple, dans des revues spécialisées, telles que Le Français aujourd’hui, Pratiques, Recherches, on imagine enfin que le CSP, au sein duquel siègent des inspecteurs, des syndicalistes, est au courant de ces pratiques, et qu’en tant qu’institution officielle, il doit facilement avoir accès aux rapports d’inspection, qui sont une mine insuffisamment exploitée sur l’état des pratiques d’enseignement en France.

Pour ne donner qu’un seul exemple, la note condamne le caractère « figé et confinant au psittacisme » de l’exposé, on pourrait se demander si le meilleur moyen d’éviter la restitution de « plans en trois points » n’est-il pas de ne pas en proposer en classe, et de se livrer au contraire à la pratique propre à la lecture analytique, celle d’une émergence progressive d’un discours sur le texte par les élèves, les entrainant ainsi à développer leur esprit critique.

Loin d’un hypothétique « bon sens », une note engagée

Au bout du compte, la note, par son ton d’évidence, faussement consensuel, relève de la rhétorique du « bon sens » tout en proposant une position marquée idéologiquement. On a le sentiment que le travail du CSP consiste à proposer une sorte de validation après coup d’une représentation de ce que doit être l’enseignement des lettres, incluse dans une représentation de ce que doit être l’école en général. On ne reviendra pas sur la volonté de revenir aux seuls exercices les plus classiques du commentaire et de la dissertation.

En premier lieu, la revendication constante d’une culture humaniste semble devoir faire consensus. Mais en regardant ce qui doit être fait de cette culture, on commence à en mesurer la définition. Elle est opposée à la fois au « monde contemporain » et à une culture scientifique et technique. On retrouve donc une représentation du partage des disciplines liée à l’héritage romantique, né à l’époque napoléonienne, à la naissance même du lycée.

En second lieu, l’idée de placer les élèves dans une conscience du « temps long » et des « évolutions » devrait également faire consensus, même si on peut de demander en quoi cette proposition s’oppose avec les pratiques actuelles. La seule lecture des objets d’étude de première en lettres suffit pour penser le contraire, en quoi l’étude du « personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours » ou celle de la « Poésie et quête de sens du Moyen-Âge à nos jours » empêchent elles d’aborder le temps long ? Seulement très vite, ce temps long est envisagé comme une continuité, sans aucune rupture, et s’articule avec un autre terme plus engagé, celui de tradition. La culture humaniste semble bien être, en fait, la culture du passé.

Un paragraphe illustre particulièrement cette approche, nous le citons intégralement (p.12 de la note) :

Les enseignements communs dispensés aux lycéens doivent leur permettre de partager une culture commune et de renouer, grâce aux approches des différentes disciplines, avec le temps long et la notion de tradition dans toute sa richesse et sa capacité à créer du nouveau à partir des éléments reçus. L’enfermement dans un présent continuel représente un risque d’aveuglement chez les jeunes générations : il importe d’ouvrir leur horizon temporel et de les amener à comprendre comment le contemporain émerge et se nourrit de l’ancien. C’est en ce sens que les enseignements communs doivent tenir le défi de construire une culture humaniste tout en demeurant en prise continue avec le monde contemporain.

Ce paragraphe est sans doute l’un des plus pernicieux de la note : associer la notion de culture commune et celle de tradition est un choix très fort. Que la profondeur historique soit une nécessité absolue pour éclairer le présent et fabriquer un avenir, les humanistes et leur curiosité pour les textes anciens, les romantiques et leur passion pour l’univers gothique, les révolutionnaires de 1789 et leurs références à l’antiquité nous l’ont bien montré. Mais confondre allègrement histoire et tradition vise en fait, selon nous, à refuser d’envisager cette connaissance de l’histoire comme nourrissant un désir de rupture. Cette conception d’un progrès doux, où l’on « crée du nouveau à partir des éléments reçus » existe, elle est, là encore, plaidable, mais elle est marquée idéologiquement et n’a rien d’universel. Or elle rejoint une certaine conception de la littérature comme lieu de confort et d’accompagnement, sans aucun dérangement possible, ce que Laurent Demanze a appelé la « littérature doudou »5. Pourquoi ne pas proposer cet enseignement comme étant une théorie possible du littéraire ? Pourquoi ne pas appliquer aux lettres les belles pétitions de principe de l’enseignement scientifique donné dans la même note : « L’enseignement scientifique ne doit pas se confondre avec la diffusion « vulgarisée » de théories scientifiques dont on ignorerait la formation, les principaux concepts, les phénomènes qu’elles expliquent, etc. Il ne vise pas à dispenser une vague culture scientifique dont chacun reconnaîtra l’insuffisance pour former réellement les esprits » (p.16).

Il semble bien que la seule littérature possible soir celle de la continuité. Loin de nous l’envie de contester le principe selon lequel « le contemporain émerge et se nourrit de l’ancien », mais il faudrait poser la question des modalités de cette émergence. On sait le geste de rupture central dans la littérature depuis l’époque romantique, que dire alors à un élève à qui l’on ferait lire par exemple un Manifeste du surréalisme et qui nous opposerait cette contradiction toute simple entre la canonisation des contestataires du passé et la disgrâce de ceux du présent (cf. les scènes récentes au théâtre de l’Odéon, où des CRS ont été déployés pour protéger des gens qui célébraient des étudiants contestataires… d’étudiants contestataires !).

D’autre part, l’attachement à l’ancien, l’isolement de l’approche littéraire, parce qu’il est mêlé à un renforcement des distinctions disciplinaires, comme nous l’avons vu plus haut, semble éloigner l’enseignement des lettres de la littérature contemporaine. Celle-ci au contraire se montre de plus en plus praticienne d’une forme d’interdisciplinarité : des écrivains comme Edouard Louis, Olivier Adam, Aurélien Bellanger, Elisabeth Filhol, Delphine de Vigan usent, pour écrire, des démarches et des découvertes de la sociologie notamment, en même temps qu’ils les nourrissent. Ivan Jablonka a été jusqu’à théoriser ce principe de mélange des genres dans un ouvrage intitulé : L’Histoire est une littérature contemporaine, qui fonctionne en binôme avec son célèbre Laetitia.

On se prend alors à rêver d’un lycée effectivement curriculaire et modulaire, dans lequel la croisée des disciplines, des curiosités, et des élèves serait un principe moteur. Cette note semble le rêver aussi. Mais elle propose pourtant, dans les formes, les pistes d’un retour à un lycée d’ancienne forme, peu démocratique et uniquement destiné à « positionner » les élèves pour en dégager « l’élite ».

Mathieu Billiere

1 On en veut pour preuve le fait que la fameuse « culture scolaire » n’est définie qu’au moment d’aborder le cycle terminal.

3 Ceci soit dit sans préjuger de notre position sur ce point.

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