Sur Les Emotions démocratiques, de Martha Nussbaum

Sur Les Emotions démocratiques, de Martha Nussbaum

« Donnez-moi des armes », Léo Ferré.

                Le débat autour de l’éducation est si féroce qu’on se sent parfois un peu perdu face à la virulence des arguments des réac-publicains. Conscients pourtant de la nécessité d’une école émancipatrice et intégratrice, me voilà régulièrement en recherche d’arguments et de légitimité. Le livre de Martha Nussbaum, Les Emotions démocratiques, sera désormais pour moi, à ce titre, une source précieuse.

Selon Martha Nussbaum, l’école souffre dans les pays démocratiques (elle s’appuie surtout sur les USA et l’Inde, mais ne s’interdit pas d’autres références) de ce qu’on pourrait appeler une crise du sens : à un objectif de formation des citoyens se substitue un objectif de profit économique immédiat pour les états. Ce phénomène conduit à un effacement progressif de l’enseignement des arts et des humanités. Or, affirme-t-elle, ces enseignements apportent ce qu’elle nomme les « capacités démocratiques » qui se rassemblent en trois grandes catégories : la pensée critique, la capacité à dépasser les problèmes locaux pour affronter les problèmes mondiaux, la capacité à imaginer avec empathie les problèmes d’autrui.

Après avoir condamné l’éducation tournée vers le profit, qui chasse les arts libéraux car ceux-ci développent l’esprit critique, Martha Nussbaum revendique une société tournée vers le développement humain (qui fait référence au « paradigme du développement humain ») dont l’objectif est de garantir des droits fondamentaux dans les domaines essentiels : la vie, la santé et l’intégrité corporelle, la liberté, la participation politique, l’éducation. La mission de l’école, dans ce cadre, est de mettre en place un certain nombre de capacités qu’elle liste précisément et qu’on peut rassembler autour des notions d’empathie, de sympathie, de compassion.

Martha Nussbaum insiste sur le rôle primordial de l’école dans le développement de ces capacités. En s’appuyant sur les travaux de Rousseau et de Winnicott, elle décrit le « choc intérieur » de l’enfance : la rencontre entre la toute puissance de « sa majesté le bébé » (Freud) et la conscience d’être un animal singulièrement fragile. De ce choc intérieur naissent alors deux réactions. L’une, appelée « dégoût projectif » consiste à reporter sur autrui la dimension animale dont on ne veut pas pour soi, elle est à la source des comportements de type raciste, quelle que soit la forme de ce racisme. L’autre est la compréhension progressive de l’existence d’autrui comme une fin en soi, à l’origine cette foi des attitudes relevant de l’empathie et de compassion. Le travail d’éducation démocratique consiste à nourrir cette deuxième réaction au détriment de la première. Outre le cadre familial, le rôle de l’école comme lieu d’ouverture au monde est ici prépondérant. L’école peut agir en créant un cadre social qui rend possible à la fois l’expérience de l’empathie envers toutes formes de minorités et la légitimation personnelle de du point de vue des élèves.

Transformant alors son texte en manifeste, Martha Nussbaum propose un certain nombre de changements nécessaires dans et pour l’école.

En premier lieu, elle condamne ce qu’elle nomme une « pédagogie paralysante » : la pratique de cours magistraux qui proposent des contenus relevant de « traditions mortes et contraignantes », l’ « égrenage » des grands livres, présentés comme des autorités, engrange une « tyrannie de la coutume » en lieu et place d’un véritable « engagement intellectuel ». Elle oppose à cela une « pédagogie socratique », nourrie de débats. Des problèmes posés aux élèves, que ceux-ci doivent résoudre, donnent lieu à une démarche réflexive, favorisée par la pratique d’activités, de jeux, de réalisations concrètes. Martha Nussbaum cite alors méthodiquement les propositions d’un certain nombre de pédagogues souvent cités eux-mêmes par les auteurs de Lettres Vives : Freinet bien sûr, mais aussi Pestalozzi, Tagore, Alcott, etc. Tous ont en commun, outre les propositions d’alternatives à la « pédagogie paralysante » d’insister sur l’importance des émotions et de l’affectivité en sus de la rationalité. Tout en prenant ses distances avec la dimension parfois mystique des travaux de ces pédagogues, Martha Nussbaum propose de retenir cette valorisation des émotions. Elle insiste en particulier sur le fait que ces pédagogies actives supposent une politique égalitaire et intégratrice, le mépris d’autrui est, selon elle, rendu impossible par les dispositifs proposés.

Martha Nussbaum aborde ensuite la question des contenus. Elle insiste en particulier sur la nécessité de former des « citoyens du monde ». L’expression « citoyens du monde » renvoie à deux dimensions : se concevoir soi-même comme « membre d’une nation hétérogène » et une « connaissance complexe des pays et des traditions étrangers ». Plus simplement, il s’agit de donner à l’élève une conscience aigüe du fait qu’il est partie prenante d’un système complexe. L’exemple que prend Martha Nussbaum est la démarche qui consiste à remonter, à partir d’un objet quotidien, comme un crayon, toute la chaine socio-économique qui a permis à cet objet de parvenir jusqu’à la classe. C’est ce type de conscience, selon elle, qui est indispensable à la démocratie. Or ces chaines, ou systèmes socio-économiques sont aujourd’hui au moins des systèmes mondiaux, d’où la nécessité d’une conscience des systèmes-mondes.

De là une série de propositions

sur le plan des savoirs : construire une compréhension des différentes traditions religieuses du monde, présenter des récits issus de différentes traditions mondiales.

Sur le plan des démarches, ancrer l’enseignement dans la situation locale et élargir peu à peu l’horizon.

Martha Nussbaum insiste sur les disciplines concernées par cette éducation à la citoyenneté mondiale : histoire, géographie, étude des cultures, du droit, des systèmes politiques et de la religion.

Pour ce qui concerne plus directement le français, il me semble que de tout cela sort une nécessité, celle de la démarche comparative. L’envie me vient, dans la fabrication des programmes de français, d’inverser le rapport entre littérature française et littérature comparée. Etudier des œuvres littéraires françaises en les inscrivant dans un système-monde littéraire, linguistique, etc. Ceci à la fois au local (variantes de la littérature en français et de la langue française) et au mondial (étude comparative avec œuvres étrangères, contemporaines ou non des œuvres étudiées et des élèves. Interdisciplinarité aussi : étude comparée avec d’autres formes d’art, telles que le cinéma, la peinture, la musique, etc. et de connaissances, telles que l’histoire, la philo, le droit, etc.

Dans la suite logique, Martha Nussbaum développe l’importance selon elle d’une éducation qui cultive l’imagination par la littérature et les arts.

En s’appuyant sur les travaux de Winnicott, elle insiste sur l’importance, en matière d’éducation, du jeu. Dans le cadre du travail à mener pour que du « choc intérieur » naisse, à la place du dégoût projectif, un principe d’empathie et de sympathie, le jeu est un outil à privilégier. Par la pratique du jeu, l’enfant fait l’expérience de la vulnérabilité et de la surprise, mais comme cette expérience a lieu au sein d’un dispositif qui n’existe que parce qu’il est partagé entre plusieurs personnes, le jeu développe entre ces personnes ce que Winnicott appelle un « espace potentiel ». Le cadre précis de cet « espace potentiel » permet à l’enfant de développer en toute sécurité sa capacité d’étonnement. Cet aspect de suspension du réel se retrouve par exemple dans la mimésis embryonnaire des comptines.

D’autre part, le fait même que le jeu repose sur une convention de suspension du jugement qui passe notamment par la mise en place des « règles du jeu » permet d’expérimenter une expérience de vie avec autrui sans contrôle surplombant, tout le monde est rangé à la même enseigne. L’espace potentiel né de la pratique du jeu est un espace d’expérimentation mimétique de l’espace démocratique.

Ce que permet le jeu, et sa forme ultime qu’est le jeu de rôle, c’est l’expérimentation de la position de l’autre. On voit l’utilité de cette expérience pour la formation du citoyen : en démocratie, on doit être attentif au stigma social, pas seulement en obtenant l’information qu’il existe mais en « participant à cette position stigmatisée ». Selon Martha Nussbaum, c’est là qu’interviennent le théâtre et la littérature, et plus largement la fiction, comme prolongements et développements de l’espace potentiel. Ainsi la littérature et les arts à l’école jouent deux rôles : ils « cultivent les capacités de jeu et d’empathie de manière générale et ils traitent des points aveugles culturels spécifiques. » D’où leur rôle central dans la formation du citoyen. Mais les exemples que propose Martha Nussbaum montrent que ce rôle n’est rempli qu’à la condition d’une approche pratique, impliquant l’activité des élèves. L’exemple de l’école de Tagore, en Inde, dans laquelle les élèves pratiquent la danse, le théâtre, la poésie, afin de prendre conscience d’eux-mêmes corps et âme par l’épreuve de leurs capacités propres, est sans ambiguïté. Le modèle proposé est à l’opposé de celui du brillant professeur qui fascine son auditoire.

Pour conclure, Martha Nussbaum condamne donc fermement les politiques menées actuellement de réduction des enseignements des arts et humanités, qu’elle constate à échelle mondiale.

Quel profit tirer de cette lecture pour nous autres ?

Il me semble en premier lieu que, même si l’on pourrait reprocher à cet ouvrage une forme de naïveté, selon le principe qu’on se fait moins mal en enfonçant des portes déjà ouvertes, ce texte, né des observations surplombantes que permet à l’auteur sa situation de philosophe voyageant dans de nombreux pays, a le mérite de rappeler le sens ultime qu’on peut – qu’on devrait – donner à l’école : vers une formation de citoyens libres et autonomes. On peut prendre ce livre comme une sorte de carte à grande échelle, il donne les éléments essentiels pour se rappeler où on en est lors de travaux sur des questions plus précises.

Quoi qu’il en soit, à mon sens, deux pistes concrètes pour l’enseignement du français naissent de cette lecture. Les thèses de Martha Nussbaum incitent à repenser les programmes de français sur le plan aussi bien des pratiques que des contenus.

En premier lieu, la mise en valeur de la pratique, entendre pour nous de l’écriture. La pratique de l’écriture d’invention, ou plus largement de l’écriture créative, prend ici un sens nouveau : au-delà de son utilité purement technique, elle est définie comme, en soi, une pratique qui répond aux exigences de la formation du citoyen dans une démocratie. Martha Nussbaum propose une forme de réponse à la sempiternelle question : à quoi ça sert.

Du reste, en expliquant d’emblée que les approches socratique et imaginaire, mêlées nécessairement dans l’enseignement des arts et des humanités, se redéploient sur l’ensemble des enseignements, aussi bien scientifiques ou technologiques, elle nous donne des armes pour défendre les autres exercices d’écriture comme des formes particulières de l’écriture créative.

En second lieu, sur le plan de la lecture et plus largement de la culture, le livre de Martha Nussbaum incite à redéployer les programmes français sur un plan plus large, inspiré bien davantage par les savoirs de la littérature comparée que par ceux des études de littérature française. Pour éviter que l’approche d’un texte du canon littéraire français ne ressemble trop à une « tyrannie de la coutume », la démarche qui consiste à placer ce texte dans des contextes plus vastes, dans l’espace et dans le temps, en lien avec des œuvres de littérature étrangères, avec des œuvres moins canoniques, qu’elles soient anciennes ou d’avant-garde, avec d’autres genres (cinéma, bande dessinée, jeux vidéos, etc.) et d’autres disciplines (sans limite, au-delà des seules et habituels rapprochements avec l’histoire et la philosophie).

Bref, le livre de la philosophe Martha Nussbaum, au moment même où notre ministre revendique la philosophie comme « discipline essentielle », développant « l’esprit d’analyse et de recherche de la vérité »[1] nous donne des armes pour légitimer une inversion de la hiérarchie des programmes : considérer l’écriture créative comme principe fondamental des activités, dont le commentaire, le paragraphe argumenté, l’explication orale ou la dissertation ne seraient que des formes particulières ; considérer les acquis de la littérature comparée comme la grammaire de l’enseignement des lettres, la littérature française, sans doute plus familière pour nous, n’étant en fait qu’une des occurrences d’une vaste « République Mondiale des Lettres », réponse possible à la fameuse phrase : « il y a une seule langue française, une seule grammaire, une seule république »[2] de notre ministre (on va dire que je suis monomaniaque, je le crois un peu).

Des armes, donc.

Mathieu Billière

[1] Tweet de Jean-Michel Blanquer le 7/08/2018.

[2] Tweet de Jean-Michel Blanquer le 15/11/2017, qui se voulait une clôture du débat sur l’écriture inclusive.

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