Libre expression vs liberté d’expression ?

Pleines de bonnes intention dans leur souci de ne pas laisser l’élève passif ou réduit au rôle de perroquet de la leçon magistrale, nombre de pratiques pédagogiques qui se veulent « alternatives » ont mis en avant le fait de laisser l’élève s’exprimer spontanément, ou même de pousser l’enfant à faire part de son vécu, de son ressenti, de ses impressions et émotions.

Il faut que « ça parle », comme le répétait Françoise Dolto après Lacan. Et les sujets proposés aux élèves en rendent compte depuis le traditionnel « racontez vos vacances » jusqu’à « évoquez un souvenir » en passant par « faites part de votre réaction ».

Enseignant encore débutant, j’ai un jour de septembre voulu savoir, afin d’organiser au mieux mon enseignement, de quoi étaient capables, en matière d’écriture, les élèves de quatrième avec lesquel-le-s j’allais passer l’année (ce qu’on appellera plus tard une évaluation diagnostique). Je leur ai donc demandé de raconter par écrit un évènement dont ils ou elles avaient été témoin ou acteur et les émotions que cet évènement avait fait naitre.

En lisant le soir ces écrits, je suis arrivé à une copie de deux pages soigneusement rédigée, presque sans erreurs d’orthographe. Cette élève me racontait en détails le suicide par le feu de sa mère, dont elle avait été le témoin impuissant au mois d’aout précédent, pendant les vacances. L’administration avait omis de m’informer.

Que faire d’une telle copie ? Impossible de mettre une note, mais ce n’était pas le plus gênant. J’avais prévu, et annoncé aux élèves, qu’on travaillerait en groupes sur leurs productions, et je devais indiquer sur les copies quelques éléments d’évaluation afin de permettre des améliorations. Mais maintenant ? Impossible d’ignorer cette copie sans faire comprendre aux autres élèves qu’elle -et partant son auteur- avaient quelque chose de particulier. Impensable de faire le travail de groupes prévu en incluant cette copie (surtout que manifestement les autres élèves n’étaient au courant de rien).

Au-delà de cet épisode douloureux, j’ai développé une réflexion sur la pratique de l’écrit, fréquente et même recommandée dans les instructions officielles de l’époque, qui consiste à demander aux élèves une implication affective, avec le risque de susciter des épanchements de sentiments et d’émotions ou de réveiller des traumatismes que, en tant qu’enseignant-e, on n’aura pas les moyens de gérer, sans parler des problèmes déontologiques que peut poser cette immixtion dans l’intimité des élèves. J’ai ainsi souvent recommandé à mes stagiaires de l’IUFM de ne jamais donner à des élèves de tels sujets de rédaction sans une préparation qui en définisse les objectifs et les limites.

Des rapports au langage socialement différenciés …

L’étude des travaux de l’équipe ESCOL de Paris VIII 1 fondée par Bernard Charlot et des rencontres avec la sociolinguiste Elisabeth Bautier m’ont amené à affiner ce positionnement, et à reconnaitre un autre aspect contestable de ces pratiques. L’école n’est pas le lieu d’une expression brute mais d’un apprentissage de la communication discursive.

Celle-ci peut s’appuyer sur le vécu des élèves, leurs idées comme leurs sentiments, mais à condition que ce soit dans la perspective non d’épancher ses émotions mais de structurer l’expression de celles-ci en passant du registre purement affectif au registre cognitif, celui de l’échange, de la communication sociale.

Une des raisons de cette exigence, développée notamment par Elisabeth Bautier, est que certains sujets d’écriture et les consignes qui peuvent les accompagner, faisant appel à leur vécu, « piègent » certain-e-s élèves, qui répondent alors seulement avec leur expérience personnelle et « produisent des réponses sur un registre essentiellement affectif et moral à chaque fois que c'est possible ».

Un exemple donné par Bautier à l’occasion de ses recherches est éclairant, celui, concernant l’oral mais aisément transposable, de deux élèves de CE2 qui, à la question « Comment on trouve l’eau » répondent, l’une « Elle [l’eau] a trois formes/ elle a l’eau gazeuse/ l’eau normale et l’eau en glace » et l’autre « Moi des fois je bois de l’eau chez moi / Je sens que le goût il vient de la piscine. » Cet exemple témoigne à la fois des différences d’interprétation par les élèves de ce qui est attendu, et du risque qui existe à leur donner des consignes ou des questions aussi imprécises que celle ici mentionnée.

Et, fait aggravant, ce sont les élèves qui sont « plutôt en difficulté avec l'écrit et avec la scolarité en général » et se situent le moins comme « élèves » qui sont piégés, c’est-à-dire, pour la plupart, des élèves issus de catégories populaires ou socialement défavorisées. A l’inverse, explique Bautier, « Les élèves qui semblent sans difficulté pour répondre aux attentes scolaires ne sont en effet pas ceux qui évacuent toutes expériences personnelles et savoirs non scolaires mais qui […] convoquent (mobilisent) différents univers de savoirs, d'expériences et les réélaborent pour les travailler ensemble sur le registre cognitif et non seulement affectif, là est une différence sensible », qui peut devenir un facteur de discrimination, aussi involontaire soit-elle.

… et socialement différenciateurs ?

Ainsi, ces « rapports socialement différenciés entre les composantes affectives et cognitives mobilisées par les élèves dans les activités » peuvent, s’ils ne sont pas modifiés, devenir socialement différenciateurs.

Il apparait en effet, dans la série de recherches menées par l’équipe ESCOL, que, pour les élèves qui font référence à leurs expériences « de façon immédiate (au sens de non médiatisée par une activité langagière et cognitive sur l'expérience) […] leur participation se limite à une seule intervention, comme si, ayant répondu à la maîtresse, ils avaient le sentiment de satisfaire à ses attentes et de s’être acquittés de la tâche requise. Ce faisant, ils “s'empêchent” de participer au travail cognitif comme les autres. » Pire encore, la coopération au sein de la classe est elle-même différenciée : « Ces élèves semblent se réfugier dans ce qu'ils savent à peu près faire : intervenir une fois en direction de l'enseignant et ne pas interagir avec les autres élèves. Interagir avec les autres supposerait pour eux qu'ils interprètent la communauté de la classe comme une communauté d'élaboration intellectuelle (les autres élèves étant des interlocuteurs légitimes) et les échanges qui s'y déroulent comme relevant d'un travail cognitif et non d'une “simple” communication ou expression personnelle. »

Ces analyses sont d’autant plus nécessaires qu’on observe depuis quelques années dans l’ensemble de la population, sous l’effet notamment de la propagande libérale, une tendance accrue à privilégier le « libre » épanouissement « naturel » de l’enfant sur son éducation et ses apprentissages. C’est en particulier la tendance qui est à l’œuvre dans l’explosion de la création d’écoles privées hors contrat, voire du unschooling (non-scolarisation) : « Le plus important est de ne pas interférer. La plante ne pourra en effet fleurir si une main impatiente vient en détruire les bourgeons. » (Maria Montessori), « La nature sait bien mieux que tous les ouvrages de pédagogie réunis ce qui est bon et juste pour l’enfant » (Sophie Rabhi), « L’homme s’est laissé convaincre qu’il faut cultiver les enfants, alors qu’il suffit de les laisser pousser » (André Stern).

Il ne s’agit évidemment pas, on l’a vu, de rejeter le registre affectif. Il y a plus de vingt ans déjà, Jean-Yves Rochex mettait en évidence « l'impossibilité de séparer développement intellectuel et développement affectif ». Mais dans un tel contexte, la libre expression ne doit pas être confondue avec l’expression brute d’affects divers.

Un autre élément important réside dans le fait que cette mobilisation d’un registre cognitif et pas seulement affectif, et l’utilisation des formes de langage correspondantes, adaptées à une élaboration intellectuelle (« dire pour élaborer » et non seulement « dire pour répondre à l’enseignant »), ne sont pas innées et relèvent d’un apprentissage.

Et cela a des implications fortes dans les démarches d’apprentissage à mettre en œuvre à l’école : comme le dit crument Elisabeth Bautier, « encore faudrait-il aussi que cet usage très particulier du langage soit construit ou que l'enseignant participe à sa construction sans penser que c'est un usage “spontané” chez tous les élèves », faute de quoi l’école risque de participer sans le vouloir à la perpétuation, voire au renforcement, des inégalités socio-cognitives.

Et plus largement, ce sont les inégalités scolaires qui doivent être interrogées. Ce dont il s’agit, c’est alors de « "resociologiser" les questions d'inégalité dans les processus de transmission et d'appropriation des savoirs. "Resociologiser", car si dans les années soixante-dix, les difficultés scolaires, inégalement réparties, étaient pensées après les travaux de Bourdieu et Passeron, en termes sociologiques, comme étant liées à la fonction de reproduction de l'école, depuis les années quatre-vingt, on assiste à une désociologisation au profit d'analyses qui mettent en avant des difficultés cognitives, le manque de motivation, des blocages psychologiques ; toutes raisons qui conduisent à individualiser les préventions ou les remédiations . »

Alain Chevarin

Post scriptum

Cela ne remet pas en cause, bien au contraire, la pratique du texte libre préconisée par la pédagogie Freinet, car celui-ci s’inscrit, précisément, dans une perspective de communication et d’échange : le texte libre est destiné à être lu, partagé, voire étudié par des pairs, et participe donc d’une activité collective, à la différence de la rédaction traditionnelle qui est une production personnelle destinée à une évaluation magistrale.

L’élève qui écrit un texte libre sait que celui-ci est destiné à être lu par ses pairs et peut être publié : il n’est pas dans l’expression brute d’affects mais dans la communication d’idées, de sentiments ou, y compris, d’émotions, qu’il veut faire partager dans le cadre de la classe ou de la correspondance scolaire.

« C’est sur ses productions personnelles que l’enfant travaillera, aidé du maître et stimulé par les interventions du groupe ainsi que par le circuit d’échanges mis en place dans la classe. Il structurera et développera ses connaissances cognitives et affectives, construisant sa personnalité au sein d’une collectivité organisée coopérativement. » 2

Et les préconisations de l’ICEM sur l’écriture : « nous n’avons jamais cru que la spontanéité pouvait tout, et qu’il suffisait de laisser un enfant libre pour qu’il écrive une œuvre littéraire. Mais nous pensons que c’est en partant des productions des enfants que les éducateurs ont accès aux rapports réels d’un enfant avec la langue écrite, à la connaissance effective des aspirations et des intérêts de l’enfant » ne sont au final, même si elles partent de positionnements différents, pas si éloignées de ce qui a été développé ci-dessus.

Notes

1) Les exemples et citations sont tirés, outre de mon expérience personnelle, de divers articles de l’équipe ESCOL-Paris VIII, notamment  d’Elisabeth Bautier  et Jean-Yves Rochex (Bautier, « Du rapport au langage : question d'apprentissages différenciés ou de didactique ? », Pratiques, n°113-114, 2002, p. 41-54 ; « Mobilisation de soi, exigences langagières scolaires et processus de différenciation », Langage et société 111, 2005, p. 51–72 ; Elisabeth Bautier, « Socialisation cognitive et langagière et discours pédagogique. Analyser le discours pédagogique pour comprendre les inégalités sociales à l'école », Presses universitaires de Rennes, 2008 ; Bautier et Rochex,  « Activité conjointe ne signifie pas significations partagées », Raisons éducatives, n°8, 2004, p.199-220 ; Rochex, « Lecture, écriture et travail du sujet : des papiers pour quelle identité ? », Le français aujourd'hui, 1996, n°113, p. 33-41).

On peut lire aussi la contribution plus récente d’Elisabeth Bautier « Pratiques scolaires dominantes et inégalités sociales au sein de l’école » présentée dans le cadre du rapport scientifique du CNESCO : Comment l’école amplifie les inégalités sociales et migratoires ?,  octobre 2015.

2) https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/5393

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