Ouvrir des brèches – Des cours sans entonnoir

Je me suis durant toute ma carrière efforcé de briser le modèle d’enseignement que j’appelais « de l’entonnoir », où un enseignant détenteur du savoir le déverse dans les cerveaux des élèves censés le recevoir.

J’ai donc constamment cherché à ouvrir des brèches dans ce système transmissif et mis en place, en particulier, de nombreuses démarches d’enseignement mutuel : faire traiter des parties du cours ou du programme par les élèves, sous forme de comptes rendus de lectures, d’échange d’arguments préparés sur un sujet donné, de présentation et d’explication de textes, d’exposés après recherches, qui étaient conçus pour apporter réellement des connaissances à leurs camarades, etc. Lorsque le programme, très prégnant surtout en lycée, s’y prêtait, je présentais aux élèves le travail prévu pour une période donnée – les textes officiels parleront plus tard de « séquences didactiques » –, les objectifs à atteindre et je les laissais organiser et se partager le travail nécessaire, chacun-e prenant en charge une partie des travaux à réaliser en fonction des savoirs et savoir-faire à acquérir. La correction des copies des élèves par leurs camarades, chargé-e-s de trouver et d’expliquer erreurs, lacunes, imperfections … ou réussites, s’insérait dans ce processus, et les élèves étaient le plus souvent particulièrement rigoureu-x/-ses et critiques sur le travail réalisé.

Dans ce type de démarches, les multiples activités nécessitées par ces travaux prenaient sens d’elles-mêmes. Même si c’était le professeur qui était le plus souvent à l’initiative de la programmation des séquences, les élèves ne faisaient plus une explication de texte ou une recherche grammaticale parce que le professeur l'avait décidé ce jour-là, mais parce qu'ils et elles en avaient besoin à ce moment donné pour résoudre tel problème qui s'était posé à elles et eux dans la quête du roman réaliste ou dans l’écriture d’un texte au passé.

Mais, l’expérience aidant, ce type d’activités, pour important qu’il soit du fait de son aspect collectif, me paraissait trop réduit : dans la mesure où toutes ces activités se déroulent dans la classe, sont présentées par un-e ou, dans le meilleur des cas, plusieurs élèves à d'autres élèves qui les connaissent, qui ont eu les mêmes cours, qui connaissent le sujet, on demeure dans un environnement « scolaire » quotidien et l’échange de connaissances peut paraitre quelque peu artificiel. Il me fallait sortir du cadre de la classe, de ses connivences, de ses conflits.

Cela a été possible en faisant présenter des exposés par les élèves de ma classe à ceux d'une autre classe, et réciproquement. Il fallait pour cela trouver d’autres enseignant-e-s d’accord avec cette démarche, et jongler avec les emplois du temps, ce qui limitait la pratique mais ne m’a jamais empêché de la mettre en œuvre, aussi bien en collège qu’en lycée.

Il m’est ainsi arrivé de mettre en place une sorte de partage des apprentissages : par exemple, en lycée, les élèves de la classe x traitaient une partie du programme de littérature, les miens une autre, et l'échange des connaissances se faisait sous la forme des exposés que des groupes d’élèves allaient faire devant l'autre classe. De même en collège, avec des comptes rendus de lectures bien entendu, mais aussi avec des notions grammaticales ou des exercices de théâtre.

Le résultat le plus immédiatement visible est le changement d’attitude. Même chez les élèves les moins intéressé-e-s par le français, les exposés étaient beaucoup plus « travaillés » que d'ordinaire, d’une part parce que le jugement sans appel des élèves de l'autre classe est beaucoup plus « direct » et impressionnant que le commentaire du professeur, d’autre part, et c’est sans doute le plus intéressant, parce qu’ils avaient conscience d’apporter réellement quelque chose, des connaissances, à d’autres élèves, et des élèves qui n’étaient pas leurs camarades habituels. En outre, il était convenu que, hormis d’éventuelles rectifications d’erreurs, les sujets traités de cette manière ne seraient pas repris ultérieurement par le/la professeur : c’étaient réellement les élèves qui « faisaient cours ». Et les élèves de la classe qui recevait étaient également attentifs et posaient volontiers des questions, qui pouvaient aboutir à des approfondissements ou à des discussions.

Puis, quand les contraintes propres aux établissements secondaires l’ont permis, hélas trop peu souvent, je suis allé plus loin. Les élèves de deux classes de même niveau (4e, ou 1ère, ou …) se considèrent comme des pair-e-s, et ont parfois tendance à se comparer, ce qui influe sur le déroulement et l’évaluation du travail. J’ai donc souhaité faire fonctionner de cette manière des classes de niveau différent. J’ai déjà raconté ailleurs le cas exemplaire qui suit, favorisé par le fait de travailler dans une cité scolaire.

Les élèves d’une classe de quatrième sont allé-e-s visiter une exposition consacrée à Salvador Dali et, répartis en groupes selon leurs centres d'intérêt, ils et elles ont réalisé avec leur professeur d’arts plastiques des dossiers sur les œuvres vues à partir des connaissances, théoriques et pratiques (démarche plastique, utilisation des matières, thèmes, etc.) retirées de la visite. Dans le même temps, je travaillais sur la poésie surréaliste avec mes élèves de première, et le professeur de philosophie sur l’inconscient avec ses terminales. Nous avons alors décidé de faire profiter les terminales des travaux des deux autres classes. Les élèves de première leur présenteront donc une série d’exposés sur la poésie surréaliste, mais surtout, dans le cadre d'une séance de deux heures, les élèves de quatrième présenteront aux terminales un véritable cours sur la peinture surréaliste de Dali, sous forme d'exposés et de commentaires de diapositives, suivis d'un débat avec questions et réponses.

La qualité des interventions des élèves de quatrième, qui ont pris très à cœur la préparation de ce travail, et au début doivent dominer leur trac, a stupéfié les terminales, d’abord surpris-e-s de voir des « gamin-e-s » leur apporter des connaissances sur un sujet aussi difficile. Les questions se multiplient vers la fin et les réponses, improvisées, ne déçoivent pas : les professeurs, qui ont réussi à être présents tou-te-s les trois, sont très peu intervenu-e-s, si ce n’est, parfois, le professeur de philo et moi-même, devenant élèves à leur tour, pour poser de véritables questions sur des points de technique picturale que nous ne maitrisions pas.

Même si la proposition de ce travail venait des professeurs, les quatrièmes se sont trouvé-e-s confronté-e-s à une véritable situation de communication. Ils ont mené sa préparation (recherches, élaboration des notes pour les exposés, choix des diapositives) dans l'optique non d'un apprentissage personnel, ni d'une intervention dans leur propre classe, mais d’apporter réellement quelque chose aux « grands ». C’est la nécessité, et non la consigne du professeur, qui leur a imposé de parler fort, d’articuler, d’adapter leur vocabulaire au niveau de l’auditoire (ce qui dans ce cas, s'agissant de terminales, renversait la situation habituelle). Et les professeurs, dont il n’est pas question de nier le rôle, sont apparu-e-s avant tout comme des aides – certes indispensables – à l’élaboration d’un travail collectif d’acquisition de connaissances, non comme les dispensateurs d’un Savoir.

Les activités de ce type ne sont ni exceptionnelles (je les ai organisées constamment) ni particulièrement remarquables : nombre d’enseignant-e-s du premier degré les pratiquent, dans les classes à plusieurs niveaux notamment, ou dans les diverses formes de l’Education nouvelle. Si je les décris ici, c’est pour rappeler qu’elles sont possibles et dans le second degré, même si les contraintes sont différentes, et dans des établissements banals, sans qu’il soit besoin de structures particulières, et qu’il est toujours possible d’ouvrir des brèches là où on est.

Alain Chevarin

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