Et l’école, dans tout ça ?

En 2005, j’étais professeur dans un collège de la banlieue parisienne, un de ces établissements qui obtient tous les labels : Rep+, Ambition Réussite, ZEP, ZUP, Prévention violence, etc. Le collège était loin de Clichy sous Bois mais au milieu d’un quartier fort justement qualifié de sensible.

A Clichy sous Bois, trois jeunes garçons poursuivis par la police s’étaient réfugiés dans l’enceinte d’un transformateur EDF. Deux sont morts. L’atmosphère de l’époque, dans lesdits quartiers, était assez tendue : M Sarkozy, alors ministre de l’intérieur en pré campagne pour les présidentielles de 2007, usait depuis quelques temps de la tactique du feu sur la braise. Après avoir démantelé la police de proximité en même temps qu’il renforçait la répression massive du trafic de drogue, il venait de prononcer deux formules radicales. En juin à La Courneuve, il déclarait vouloir « nettoyer la cité au Kärcher », le 25 octobre, deux jours avant les événements de Clichy sous Bois, il répondit à une habitante qui l’interpellait : « Vous en avez assez de cette bande de racaille, hein ? Eh bien, on va vous en débarrasser. »

A la rentrée des vacances d’automne, cela fait plusieurs nuits qu’un soulèvement embrase Clichy sous Bois. Le mouvement commence alors à s’étendre dans d’autres quartiers sensibles. L’expression la plus visible de ce soulèvement prend la forme d’incendies de véhicules. Le décompte est régulièrement proposé, comme une énumération de résultats sportifs, chaque matin dans les médias de masse.

Le quartier sensible où j’exerce n’est pas épargné. Quand mes élèves arrivent le matin, ceux qui n’ont pas directement participé aux faits n’ont pas dormi : l’hélicoptère, équipé d’un puissant projecteur, a tourné toute la nuit. Impossible, dans ces conditions, de faire cours comme si de rien n’était. Que faire alors ?

Une de mes classes en particulier, de troisième, est montée en cours, un jour, en criant un slogan qui disait : « Sarkozy au placard » ou quelque chose comme ça. Je me souviens qu’à ce moment la principale adjointe, qui à ce moment-là veillait dans les couloirs à chaque mouvement, m’a dit : « Si Sarkozy est élu président, je ne sais pas comment on tiendra le collège. » Je reçois donc la classe et immédiatement, la parole sort : « Monsieur, vous en pensez quoi, vous avez vu, etc. ». Je discute évidemment un peu avec eux puis je commence le cours prévu. Mais je sens que ce n’est pas possible, qu’ils n’y sont pas.

Nous sommes l’école. Notre métier consiste à permettre aux élèves de fabriquer du sens à partir de leur expérience. C’est ce que quelques-uns d’entre nous, dans l’urgence, décident d’essayer de faire. Ce moment fut une parenthèse étrange pour nous aussi : pas de séquence vraiment préparée, pas d’évaluation, pas de référence aux programmes, mais l’urgence était, nous semblait-il, de permettre aux élèves de produire du sens avec cette expérience massive et possiblement traumatisante.

Le soir même je prévois donc une sorte de décrochage. Je n’ai pas pris de notes à l’époque, je parle de mémoire. Je me souviens d’avoir prévu de leur faire lire plusieurs groupement de textes, trois en fait. Dans un premier temps, pour leur montrer que ce qu’ils vivent n’est pas inédit, je propose des extraits de roman racontant les barricades du XIXe : Hugo bien sûr, Vallès et, pour mettre des mots aussi sur l’incompréhension dont le mouvement est l’objet hors de leur quartier, une page de L’Education sentimentale racontant comment Frédéric Moreau vit les journées de 48 et une page de Bouvard et Pécuchet qui raconte la réaction du petit village lorsqu’on apprend ces mêmes événements.

Dans un deuxième temps, je leur propose de lire des textes qui parlent de cet « ordre républicain » que les pouvoirs publics ne cessent d’opposer aux images des émeutes. Je constitue un groupement de textes qui s’articule autour du chapitre de l’Histoire de la Révolution Française de Michelet consacré à la fête des fédérations. Il comprenait un discours de Danton, le 22 septembre 1792, sur les jurés citoyens, l’appel aux soldats de Hugo destiné à être placardé le 3 décembre 1852, des extraits du programme du Conseil National de la Résistance. Dans mon esprit, il s’agissait de montrer à des élèves portés par une sorte d’enthousiasme révolutionnaire que je trouvais un peu naïf qu’un soulèvement n’avait de sens que s’il était porté par une réflexion pointue.

Enfin, dans un troisième temps, je leur ai fait lire des extraits d’utopie (Thomas More, Bacon, Campanella) afin de leur montrer le rôle que pouvait jouer la fiction dans la mise en place de cette réflexion et l’importance du rêve comme structuration de la vie citoyenne.

C’est à cette époque que j’ai mis en place une pratique dont j’use encore aujourd’hui, celle du cercle de lecture : les élèves prenaient leurs chaises et s’asseyaient en cercle au fond de la classe. Nous lisions le texte ensemble sans hésiter à nous interrompre les uns les autres pour faire part de nos réflexions spontanées. Peu à peu un sens se dégageait, une certaine prudence aussi.

Des remarques, dans mon souvenir, étaient surprenantes, séduisantes aussi : sur la véritable motivation de Marius sur la barricade dans Les Misérables, qui visait avant tout à séduire Cosette, sur le fait que l’utopie de More ne change en fait pas grand-chose : « Ce sont toujours les mêmes qui ordonnent et les mêmes qui bossent » (je cite de mémoire), sur le côté systématiquement militaire ou policier des appels républicains, des utopies aussi.

Mais une chose est sûre : dans ces moments de tension extrême et constante, la classe de français – comme d’autres classes – était un lieu où les élèves se posaient, prenaient le temps de réfléchir, de faire un retour sur ce qu’ils vivaient pour essayer de le nommer. Le collège, la classe, fonctionnaient comme une parenthèse, une forme d’utopie pour le coup : la police n’entrait pas, beaucoup de professeurs prenaient le temps de nommer les choses, d’écouter les élèves. Aucun incident grave ne fut à signaler pendant cette période. Il me semble que nous avons, à notre façon, contribué à l’apaisement à ce moment-là, personne ne nous en a été reconnaissant à l’époque, j’en garde une certaine blessure.

Aujourd’hui, une fois de plus, l’idée traine de faire entrer des policiers dans les établissements scolaires. Fini le moment de recul, la parenthèse de réflexion, la possible confiance qui permettrait ce genre de chose.

Mathieu Billière

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