Libre arbitre

Le libre arbitre existe-t-il ? Cette question métaphysique est clairement hors de ma portée. Mais s’il existait on pourrait se demander quel rôle l’éducation peut jouer dans le libre arbitre.

On peut définir le libre arbitre comme l’exercice intérieur d’un libre examen qui permettrait d’agir selon sa propre volonté et d’assumer pleinement la responsabilité morale voire juridique de ses actes. Que son existence soit ou non démontrée, il est postulé par la justice à partir d’un certain âge qui varie selon les cultures et les lois, ce qui fait qu’à l’inverse de l’adulte majeur, l’enfant en est jugé dépourvu.

L’éducation qui s’occupe d’accompagner les enfants vers l’âge adulte joue donc un rôle dans le développement d’un éventuel libre-arbitre. Selon O. Reboul l’éducation des enfants doit prendre «  la liberté pour fin » et ainsi donner « aux éduqués le pouvoir de se passer des maîtres, de poursuive par eux-mêmes leur propre éducation, d’acquérir par eux-mêmes de nouveaux savoirs et de trouver leurs propres normes. » Elle doit permettre aux élèves de gagner en autonomie, de s’auto-réguler et de se sentir responsables de leurs propres choix. Il peut sembler relever de l’injonction paradoxale de demander à ce qu’un élève devienne progressivement libre, tout en dépendant toute sa scolarité de ses professeurs, pour lesquels l’autorité est souvent un souci essentiel, et d’un cadre scolaire auquel il doit s’adapter et qui en France est encore largement fondé sur un paradigme d’enseignement transmissif et frontal. Je vais donc présenter quelques pistes de réflexion pour essayer de dépasser ce qui peut sembler paradoxal et voir sur quels principes on peut s’appuyer pour développer le goût d’apprendre de l’élève sans le contraindre, pour le rendre responsable de son apprentissage et donc progressivement de lui-même et présenter ensuite quelques théories pédagogiques en lien avec ces principes. Cet exposé ne prétend pas à l’exhaustivité, aussi bien dans les enjeux que les propositions.

I. Le libre arbitre en éducation ?

Concernant les théories sur lesquelles s’appuyer, partons de Rousseau qui pour défendre l’idée de libre-arbitre souligne la différence entre l’homme et l’animal : « Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. » Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il prétend que l’homme est comme l’animal une machine ingénieuse, c’est à dire déterminée par des mécanismes que la science peut s’appliquer à découvrir, mais qu’il dispose aussi d’un libre-arbitre qui lui permet de s’auto-déterminer.

Cette idée que l’homme se perçoit idéalement comme un « agent libre » se retrouve en psychologie cognitive sous le nom de théorie de l’auto-détermination élaborée par Deci et Ryan. Selon ces deux psychologues, un des besoins essentiels au niveau psychique de l’homme est l’autonomie, c’est à dire le sentiment d’être à la source de ses actions, d’être à l’origine de son propre comportement, de telle sorte qu’il l’assume entièrement.

Pour satisfaire ce besoin, notamment en tant qu’élève, la motivation pour apprendre ne doit pas venir de l’extérieur (pour satisfaire des injonctions parentales sous peine de punition par exemple), ni être « introjectée » par l’élève (travailler pour avoir de bonnes notes), mais plutôt identifiée (je travaille pour réussir personnellement) ou intégrée (je travaille car je m’identifie aux valeurs d’effort et de persévérance que l’école met en valeur). Le plus haut degré de motivation est atteint lorsque la motivation est dite intrinsèque, c’est à dire lorsque le fait d’apprendre apporte à l’élève de la satisfaction en lui-même.

Daniel Favre, neurobiologiste et spécialiste des sciences de l’éducation, développe une théorie assez similaire pour expliquer ce qui peut pousser les élèves à apprendre. Selon lui, il existe plusieurs systèmes de motivation : SM1, SM2 et SM1p.

Le SM1 renvoie à la motivation de sécurisation qui consiste en la satisfaction de besoins essentiels dans une relation de dépendance à autrui, en référence externe. C’est la motivation qui gouverne le jeune enfant, dépendant de ses parents et de ses professeurs. Les apprentissages réussis et valorisés par les professeurs sécurisent l’enfant et lui procurent du plaisir.

Le SM2 renvoie à la « motivation d’innovation » : dans cette situation, le plaisir de l’apprenant a pour origine des conduites par lesquelles un être humain gagne en autonomie, en référence interne à lui-même, notamment par de nouveaux apprentissages.

Normalement, si l’éducation est réussie, la motivation d’innovation prend le relais sur la motivation de sécurité à peu près à l’âge de l’adolescence. Mais ce n’est pas toujours aussi simple, il existe notamment un circuit de motivation d’addiction (sécurité parasité, SM1p) qui se développe si l’élève est en insécurité par rapport à l’apprentissage. Il peut conduire à l’agressivité envers les autres et à l’auto-dévalorisation (quand les élèves ont intériorisé des jugements extérieurs et ne veulent plus travailler dans une matière parce qu’ils se sentent « nuls » et se déclarent « nuls » pour ne plus se confronter à l’échec).

Du côté de la pédagogie, P. Meirieu évoque lui aussi l’importance de l’autonomie comme horizon de l’éducation. Selon lui, l’éducation ne doit pas postuler l’autonomie de l’élève mais l’y conduire progressivement. Cette autonomie doit s’exercer principalement dans la gestion des apprentissages et s’acquiert par paliers. L’apprenant doit pouvoir s’appuyer sur un étayage proposé par l’adulte (ce qui renvoie à la sécurité évoquée par D. Favre) et qui sera progressivement retiré pour laisser l’élève s’approprier ses apprentissages. La volonté du professeur doit être que l’apprenant puisse « faire œuvre de lui même » (Pestalozzi).

II. Comment développer le sentiment d’auto-détermination des élèves ?

Un des premiers moyens est celui de faire prendre conscience à l’élève de ses déterminations. Par exemple D. Favre propose d’apprendre aux élèves à apprendre, c’est à dire de les rendre davantage autonome dans leur apprentissage en développant la métacognition. De façon générale, les progrès des sciences cognitives, qui nous révèlent les mécanismes qui nous déterminent, ne doivent pas nous sidérer. Nous pouvons au contraire considérer ces connaissances nouvelles comme des leviers entre autres pour améliorer nos apprentissages.

Pour les pédagogies critiques, l’éducation est un processus de libération des déterminismes sociaux par l’intermédiaire de la conscientisation qui consiste à passer de la conscience quotidienne à la conscience critique des oppressions, c’est-à-dire : « concevoir les oppressions non comme de simples relations interpersonnelles mais comme des rapports sociaux de pouvoir qui structurent la société » (I. Pereira), notamment au niveau des sexes, des classes sociales ou des races. Ce type de pédagogie est essentiellement dialogique. Freinet lui dénonce une éducation capitaliste au service des oppressions : l’école publique selon lui a été créée non pas dans le but d’instruire « dans le sens humain et philosophique qui serait de vous aider à connaître, dans ses plus intimes manifestations, la vie que vous devriez dominer » mais dans le sens technique « afin de mieux vous utiliser économiquement, de tirer de vous un meilleur rendement tout comme on apprend au bœuf à labourer... » (Freinet, 1935).

Cet aspect dialogique de la pédagogie peut aller plus loin : certains pédagogues diraient même que « si le maître veut que l’élève apprenne, il doit lui-même s’abstenir d’enseigner » (R. Cousinet, 1950). L’expérience de Joseph Jacotot en 1818, professeur de français à l’université de Louvain alors qu’il ne parle pas néerlandais, illustre ce paradoxe. Il décide de ne donner aucune leçon et de s’appuyer seulement sur une édition bilingue du Télémaque de Fénelon en se fondant sur un axiome d’égalité des intelligences (expérience plus difficile peut-être à mettre en place avec de jeunes élèves). Il adopte la posture du « maître ignorant », ce qui suscite l’émancipation intellectuelle des élèves qui vont apprendre par eux-mêmes le français. Il n’a donné aucune leçon, il a seulement indiqué une démarche, une méthode, et il a compté sur une reliance entre les esprits depuis celui de Fenelon à celui des élèves pour briser ce qu’il appelle « l’ordre explicateur » : chercher à expliquer quelque chose à un élève c’est postuler qu’il ne peut pas comprendre par lui-même (Rancière, Le Maître ignorant).

Enfin, une dernière façon de développer l’autonomie des élèves serait de remettre en question des croyances limitantes et répandues chez les professeurs, par exemple l’idée qu’une partie des élèves doit inévitablement échouer dans son apprentissage ou l’idée que les élèves n’ont pas la motivation nécessaire pour s’engager librement de leur propre volonté dans des apprentissages complexes, d’où le recours aux notes, voire aux sanctions. Dans le domaine du management, on peut trouver les mêmes croyances concernant les ouvriers et les employés (et se heurter aux mêmes injonctions paradoxales qu’à l’école) : « les ouvriers sont paresseux » « les ouvriers travaillent avant tout pour de l’argent » « ils sont égoïstes » et « ils ne sont pas capables de prendre les bonnes décisions » et d’ailleurs « ils ne veulent pas être responsables » (Laloux, Reinventing Organizations p. 161).

Ces postulats paraissent brutaux mais pourtant c’est sur eux que repose la plupart du temps implicitement l’organisation d’une entreprise. Laloux décrit des organisations qu’il nomme « opale » dans lesquels à l’inverse les ouvriers sont tous perçus comme des adultes créatifs, réfléchis, fiables et capables de prendre des décisions importantes : « Une personne malheureuse ne peut pas être performante : pour être heureux il faut être motivé ; pour être motivé, il faut être responsable, pour être responsable il faut savoir pourquoi et pour qui on travaille, et être libre de choisir comment. » Il existe des écoles qui actuellement correspondent à ce stade de développement Opale comme les écoles dynamiques à Paris qui désirent laisser une autonomie complète aux élèves, au risque de les laisser quelques semaines ou mois désœuvrés avant qu’ils ne retrouvent le goût de l’initiative personnelle dans leurs apprentissages.

Conclusion

Le libre-arbitre s’il existe pourrait être considéré comme un besoin à satisfaire et notamment à fortifier à travers l’éducation comprise comme un « mouvement par lequel des hommes permettent à leurs enfants d’habiter le monde et d’y décider de leur sort. » (Meirieu)

Ce développement est d’autant plus important dans une société libérale, démocratique et complexe où l’on attend de chaque citoyen qu’il accède à une capacité de délibération libre pour participer pleinement à la vie publique. (J. S. Mill)

Alix Labrousse

5 réflexions sur “Libre arbitre”

  1. Bonjour,

    Merci pour cet article.

    Il me semble néanmoins poser plusieurs difficultés philosophiques.

    La notion de libre arbitre comme le souligne l’auteure est une notion métaphysique d’origine religieuse. Il ne s’agit pas d’une notion scientifique, mais d’un postulat de la morale.

    Il me semble dès lors problématique de chercher une sorte de confirmation, fusse-t-elle subjective, dans les théories psychologiques de la motivation auto-déterminée. La liberté défini comme auto-détermination, être cause empirique de ses actes, ressort d’une autre théorie de la liberté que celle de libre arbitre. Kant, par exemple, a montré la différence entre ces différentes conceptions de la liberté et en quoi le libre-arbitre ne peut trouver sa source dans des motifs psychologiques fussent-ils internes au sujet.

    Passer de la notion de libre-arbitre, à la motivation auto-déterminée à l’autonomie en pédagogie me semble encore poser une autre série de problèmes. En quoi l’autonomie serait identifiable conceptuellement aux deux notions précédentes qui renvoient déjà à deux définitions différentes: l’une étant une notion de la métaphysique, l’autre une notion de la psychologie de la motivation.

    La suite du texte pose également des problèmes dans la mesure où il n’y a rien de commun par exemple entre la notion d’émancipation chez Jacotot et chez Paulo Freire. Je l’ai déjà montré dans des textes, je n’y reviens pas. Mais par exemple le maitre chez Paulo Freire n’est pas un maitre ignorant. Voir Pédagogie de l’autonomie.

    Mais la difficulté dans la deuxième partie de ce texte me semble porter particulièrement sur le fait que la notion d’émancipation chez Freire n’est pas celle qui est développée de manière générale dans le texte. Dans ce texte, la notion d’émancipation renvoie à une notion individualiste d’un sujet autonome. Il s’agit de l’émancipation individuelle. L’éducation aurait pour finalité la liberté de l’individu. D’où d’ailleurs le fait que le texte finisse par une référence à Mill auteur de la tradition libérale.

    Mais ce n’est pas la thèse de Freire qui lui vise l’émancipation sociale. L’éducation vise une conscientisation dont l’objectif est la remise en question des rapports sociaux de classe, de sexe et de racisation.

    L’autonomie de l’individu est peut-être une problématique de la tradition libérale que l’on retrouve d’une certaine manière dans des pédagogies. Mais elle n’est pas celle que met avant tout en avant Paulo Freire. Il s’agit pour lui de l’émancipation sociale entendu comme remise en question des rapports sociaux.

  2. Le « maître ignorant » est-il si ignorant que cela ? N’est-il pas ignorant uniquement parce qu’il refuse avant tout de reconnaitre la différence entre celui qui sait et celui qui ne sait pas et qu’il est convaincu d’une égalité des intelligences et des capacités comme un champ des possibles ?
    Ne s’agit-il pas alors d’une reconsidération de notre propre posture dans l’acte d’enseigner face à ceux qui entrent dans la classe ou dans la pensée ?

    Au final ce maître ignorant est-il aussi éloigné de celui qui écrit « comment puis-je dialoguer si je projette sur l’autre l’ignorance, c’est à dire si je la vois toujours chez l’autre et jamais chez moi ? »(P. Freire (1977) Pédagogie des opprimés , Paris, Maspero, p.74)

    V. Deloince

  3. Merci Irène pour vos eclaircissements qui en amènent d’autres de ma part :

    1. Je suis consciente que la question du libre arbitre n’est traditionnellement pas liée à la question de l’éducation ou de la psychologie pour la bonne raison que le libre arbitre est un postulat qui ne se démontre pas scientifiquement. Il me semble l’avoir précisé en introduction.

    2. Donc, mon objectif n’était pas de « chercher une confirmation » du libre arbitre dans les théories de l’auto-détermination, mais plutôt de voir si on pouvait préparer les élèves à la liberté qu’on leur postulera à l’âge adulte, et il me semblait qu’une éducation fondée sur ces théories (l’autodétermination, le système SM1 et SM2) préparait de façon pertinente à une vie de citoyen éclairé. De même qu’une éducation qui privilégie l’autonomie est une condition importante, sans confondre autonomie et autodétermination. Ce sont en effet des approches venant de disciplines universitaires différentes.

    3. Enfin, même principe par la suite, il ne me semble pas avoir dit que P. Freire et Jacotot mènent le même combat, même s’ils me semblent partager un principe d’egalité des intelligences. Mais je suis d’accord avec vous pour bien distinguer l’idée d’émancipation sociale de l’émancipation individuelle que j’evoque le reste du temps.

  4. Bonjour,

    Merci pour ces commentaires,

    deux éléments:

    a) pour Alix, il me semble que même dans ta réponse il y a un petit problème. C’est comment conceptuellement on peut passer de la notion de « motivation » (psychologie) à la notion de « citoyen éclairé » (notion politique), sachant en plus que la notion d’éclairé semble renvoyer à la raison, plus qu’à la motivation.

    Mais ce n’est pas le coeur de mon propos, c’est juste une remarque liée à ma discipline de formation d’origine qui est la philosophie.

    b) Le fond du problème c’est surtout par rapport à la réponse de Valéry. Il me semble lire chez Rancière que la connaissance du maître fait obstacle à l’émancipation de l’élève. Quand bien même il serait savant, pour être dans un processus d’émancipation, il ne devrait pas faire état de son savoir.

    Effectivement Freire et Rancière reconnaissent bien l’égalité des intelligences, mais leur théorie n’est pas du tout la même.

    En effet, pour Freire, à la fois le maitre et les élèves: aucun d’eux n’est ni totalement savant, ni totalement ignorant. En revanche, leurs savoirs sont de nature différentes: expérientiel dans un cas, théorique scientifique dans un autre cas.

    L’émancipation est donc un processus impliquant une dialectique entre des savoirs de nature différentes.

    C’est un processus de co-émancipation.

    Les deux auteurs ont une théorie de l’émancipation, mais elle n’est pas la même.Ce n’est pas parce qu’ils ont des points communs qu’ils disent la même chose…Il me semble qu’il faut être sensible à ces différences.

    A bientôt,

    irene

  5. Je n’avais pas vu votre commentaire et la question que vous soulevez est très juste (la passage risqué du psychologique au politique) Je m’appuie sur la lecture des travaux de J. Heutte :
    http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article160
    en sciences de l’education pour ce qui est de l’auto-determination. Mais il y a en effet un saut entre les concepts d’individu sain mentalement et physiquement et de citoyen éclairé.

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