De l’émancipation

Un an après la naissance du collectif Lettres Vives, nous tombons tous à peu près d’accord sur la question qui nous rassemble (la question, pas l’affirmation) : comment l’enseignement du français peut-il apporter sa pierre à l’émancipation des élèves et nourrir leur autonomie ? Cette question a rencontré des interrogations proches, notamment la publication récente d’un ouvrage important : Les Pédagogies critiques, dirigé par Laurence de Cock et Irène Pereira, aux éditions Agone. Citons Irène Pereira, qui explique, dans Le Café Pédagogique, les questions concernées par cette pédagogie : « Tout ce qui concerne les inégalités sociales, environnementales, les discriminations. Par exemple c'est l'éco-pédagogie : un courant qui s'intéresse à la question de la conscientisation des questions écologiques en essayant de développer chez les élèves une conscience planétaire. Dans les pays scandinaves on voit se développer des pédagogies critiques des normes : elles interrogent les normes dominantes par exemple l'hétérosexualité, le validisme (un corps valide est supérieur à un corps handicapé). »1 Dans un commentaire à une de nos publications, Irène Pereira précise, à propos des travaux de Paulo Freire qu’elle connait particulièrement bien : « L’éducation vise une conscientisation dont l’objectif est la remise en question des rapports sociaux de classe, de sexe et de racisation. L’autonomie de l’individu est peut-être une problématique de la tradition libérale que l’on retrouve d’une certaine manière dans des pédagogies. Mais elle n’est pas celle que met avant tout en avant Paulo Freire. Il s’agit pour lui de l’émancipation sociale entendu comme remise en question des rapports sociaux. »2

Il nous semble qu’on pourrait prendre le problème dans l’autre sens : est-ce bien émancipateur de dire à des élèves que nous travaillons à leur émancipation ? La remise en question des rapports sociaux n’est peut-être pas l’objet de l’école. Non parce que l’école n’aurait pas de fonction émancipatrice, mais parce qu’elle-même, comme institution, met en place des rapports sociaux. La question est alors : comment, dans la classe, faire en sorte que ces rapports sociaux, tels que je les organise moi professeur, déterminent un cadre dans lequel l’élève peut élaborer, en tout confort, les outils de son autonomie ? A la limite, si après cela l’élève, devenu adulte, se sert de ces outils pour défendre et assumer sa propre aliénation, peu me chaut. En tout cas nous ne nous voyons pas, à Lettres Vives, prononcer l’étrange et paradoxale formule : « Émancipe-toi, nom d’une pipe ! », nous préférons penser notre enseignement comme une proposition.

Actuellement, et singulièrement en lettres, la pratique impensée, considérée comme naturelle, est la pratique de l’enseignement simultané frontal. Je pense que nous serons d’accord pour dire que cela n’a rien d’émancipateur, et surtout que les élèves ici ne sont pas constitués en collectif mais en foule informe. Dans la classe de français, cela signifie donner aux élèves un texte, leur donner une interprétation et, dans le meilleur des cas, leur proposer d’apporter leur pierre à cette interprétation, dans un cours dialogué mais qui reste très guidé.

Les propositions que nous essayons de mettre en œuvre depuis un an sur Lettres Vives ont pour objectif de proposer des alternatives à ce dispositif « spontané » qui visent à une émancipation bien précise : celle d’un individu (l’élève), membre d’un collectif (la classe), dans une organisation sociale précise (le cours de français), relativement à des textes. La question qui se pose de façon continue aux professeurs de français est depuis longtemps celle du rapport à ces textes, elle se formule, pour faire simple, sur un axe qui va de l’exercice d’admiration béate (devant le génie des « grands » auteurs, hommes blancs morts) à la prise de parole totalement spontanée. Bien évidemment, ces deux extrêmes sont des hommes de paille théoriques, ils n’ont jamais lieu. Mais c’est dans cet espace que nous tâchons de faire le pari de l’émancipation comme processus à plusieurs échelles.

De l’élève, entendre qu’il doit éprouver, dans la classe et par tout ce qui s’y rapporte, quelque chose comme un espace de possibles, où l’expérimentation, le tâtonnement, l’erreur et la répétition sont non seulement possibles mais doivent même apparaitre, à terme, comme des nécessités en vue de construire peu à peu une position propre dans ce petit monde. La pratique des exercices selon le principe du chef d’œuvre, l’organisation en plan de travail, le droit pour l’élève de revenir sur ses échecs, etc.

De la classe, en ceci qu’elle doit se vivre comme un collectif constitué et non comme une collection d’individus, dans laquelle les formes de la coopération puis de collaboration apparaissent définitivement comme les plus rentables : le débat interprétatif – à la manière de Freinet, ou avec des variantes comme le bâton de parole, le marché des connaissances appliqué aux lectures ou aux interprétations – voire aux notions, l’écriture collaborative, l’échange entre classes, etc. Et l’enseignant d’abord puis les élèves de plus en plus, de mettre en place les protocoles de l’adelphité.

Du cours, par les choix de corpus, l’accueil fait à l’expérience de lecteur des élèves comme des professeurs, la possibilité d’apprendre non tant les notions que l’histoire de leur émergence et les débats auxquels elles donnent lieu. Sur ce plan-là, il faut bien le dire : le processus d’émancipation passe aussi par une bonne maitrise de la culture dominante, ne serait-ce que pour en expliciter les codes

De tout cela, comme un petit monde éphémère dont la fonction est double : faire expérimenter aux élèves leur possibilité d’agir sur le monde dans lequel on les a plongés (sans préjuger de l’action qu’ils ont l’intention d’y mener), leur donner peu à peu des outils pour cette action, avec en tête cet impératif de desserrer chaque jour un peu plus la main qui tient celle de l’élève (défaire l’étayage si on préfère) et de le regarder partir.

Ne vous moquez pas du lyrisme, il a sa place aussi, et surtout il permet de dire une chose qui nous semble essentielle : l’émancipation est un processus, une forme inchoative par essence, elle ne s’arrête jamais. Non seulement l’émancipation n’est pas pour nous un but, mais elle est le cœur même de notre pratique, de notre geste professionnelle. Nous sommes, par définition, des professionnels de l’émancipation. L’article d’Alix Labrousse parle d’un parcours, il postule que le rôle de l’école est de donner à l’élève des outils d’autonomie, en poussant au bout, on pourrait dire que si à la fin l’élève utilise ces outils pour faire le choix de ne pas s’émanciper, ce n’est plus la responsabilité du maitre, du moment que l’élève sait qu’il fait le choix d’être servile. Mais une conviction nous porte, l’émancipation est le processus qui mène à cette autonomie et c’est depuis cette position que nous cherchons dans toutes les sources possibles (travaux de recherches, témoignages, hypothèses…) de quoi nous alimenter.

Tout ceci d’ailleurs ne sera possible qui si, enfin, l’émancipation se joue à un autre niveau : celui de l’institution elle-même, et c’est un point qui est au cœur du conflit émergeant. Quand celle-ci se dote d’un « conseil scientifique » qui ne laisse qu’un strapontin aux témoignages des pratiques, quand elle impose des « méthodes de lecture », des évaluations pour le coup intégralement hétéronomes, on en passe ; quand elle s’approprie en les déformant les découvertes les plus passionnantes des sciences de l’éducation, comme l’enseignement par compétences, la notion d’attendus, l’appropriation par le sujet lecteur ; quand elle produit, à longueur de tirs de canon médiatiques, des déformations orwelliennes du langage, dressant aux yeux des élèves et de leurs parents le portrait d’enseignants naïfs, prêts à gober n’importe quel bobard, là l’institution mine de l’intérieur ce qui est l’essence même de notre métier, singulièrement à nous profs de lettres, qui devons travailler sur le rapport au langage, à l’authenticité, à l’ironie, à la ruse, etc. L’autonomie n’est sans doute pas l’émancipation, mais de ce point de vue, elle en est au moins une condition nécessaire. Voilà pourquoi nous avons publié cet article.

Mathieu Billière

1 http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/02/08022019Article636852082485856246.aspx

2 http://www.lettresvives.org/2019/04/06/libre-arbitre/#comments

4 réflexions sur “De l’émancipation”

  1. Merci pour ces éléments,

    mais effectivement, il y a une divergence de fond si le positionnement du Collectif Lettres vives implique le renoncement à un projet d’émancipation sociale:

    « Il nous semble qu’on pourrait prendre le problème dans l’autre sens : est-ce bien émancipateur de dire à des élèves que nous travaillons à leur émancipation ? La remise en question des rapports sociaux n’est peut-être pas l’objet de l’école. (…) En tout cas nous ne nous voyons pas, à Lettres Vives, prononcer l’étrange et paradoxale formule : « Émancipe-toi, nom d’une pipe ! », nous préférons penser notre enseignement comme une proposition. »

    La divergence tient au fait qu’effectivement au Brésil, la pédagogie critique est présentée comme de l’endoctrinement par l’extrême droite. Mais je n’ose supposer que c’est la position du Collectif Lettres vives.

    Pour Paulo Freire, il y a une directivité de l’enseignement. C’est ce qu’il appelle la politicité de l’enseignement. L’enseignant a un projet d’émancipation sociale. Mais il ne l’impose pas dogmatiquement, d’où la nécessité de mettre en place un dialogue critique.

    C’est la posture de l’enseignant critique de viser l’émancipation sociale, c’est la liberté de l’élève de pouvoir le refuser.

    Je voudrai rappeler ce que veut dire l’émancipation sociale pour Paulo Freire qui le distingue effectivement fortement de Rancière:

    « Nous le verrons plus loin, la raison d’être de l’éducation libératrice est son élan initial d’unification. Une telle forme d’éducation implique le dépassement de la contradiction
    éducateur/ élèves, de telle façon que chacun d’eux devienne simultanément éducateur et élève »; (Pédagogie des opprimés)

    Il ne s’agit pas d’émanciper autrui: « Personne ne se libère seul » et « personne ne libère autrui ».

    Il s’agit d’un processus de co-émancipation.

    Mais en plus ce processus de co-émancipation vise l’émancipation sociale.

    Car pour une personne qui appartient à un groupe social opprimé, il ne peut pas y avoir d’émancipation individuelle, sans émancipation sociale.

    Alors effectivement, si nous ne partageons même plus un projet d’émancipation social, je m’inquiète….

    Par ailleurs, là encore, j’invite à relire Paulo Freire n’est pas seulement un projet, mais celle d’une pratique à travers une pédagogie dialogique contre une pédagogie techniciste et réificatrice.

    Cette pédagogie est une praxis car les moyens et les finalités sont conformes à un agir éthique.

    Un autre point: « Sur ce plan-là, il faut bien le dire : le processus d’émancipation passe aussi par une bonne maitrise de la culture dominante, ne serait-ce que pour en expliciter les codes »

    Je mets au défi qui que ce soit de trouver un texte où j’aurai écrit le contraire et j’ai beaucoup insisté sur le fait que Paulo Freire n’a jamais remis en question l’importance de maitriser les codes de la culture dominante. Voir à ce propos Pédagogie de l’autonomie.

    Mais effectivement, la notion d’autonomie qu’il développe, n’est pas l’autonomie libérale. L’autonomie libérale, c’est quand celle-ci est pensée sans lien avec l’émancipation sociale.

    Ce sont des points qui ont été soulignés également par C. Castoriadis ou par la féministe D. Kergoat.

    Amicalement

    Irène

  2. PS: Je précise la fin de mon message:

    L’autonomie individuelle pour Castoriadis n’est pas pensable sans un projet d’autonomie socio-politique. C’est ce qui distingue l’autonomie individuelle libérale et l’autonomie libertaire.

    Je crois que le débat de fond entre nous n’est pas, celle de l’injonction à l’autonomie ou à l’émancipation, car il y a une injonction libérale à être autonome.

    Mais celle de savoir si la construction d’une autonomie individuelle peut être pensée sans lien avec un projet d’émancipation sociale…

  3. Bonsoir
    Je n’arrive pas à comprendre en quoi ce qui est dit ici s’oppose à nos interrogations. Peut-être est-ce une question d’échelle.
    Lettres Vives a réuni des enseignants de français autour d’une conviction. L’enseignement du français, en France, est un des lieux de la domination. Là se jouent, sous forme feutrée, des situations de violence sociale vraiment dures : de l’orthographe au canon littéraire, du sort réservé à la dyslexie à la glorification de la fluence de la lecture, de la sacro-sainte dictée à l’externalisation massive du travail des élèves, etc. l’enseignement du français est pris dans des rets d’autant plus serrés qu’ils sont invisibles, parce qu’impensés. Il en est devenu l’un des instruments majeurs de la sélection informelle. Notre collectif se donne pour ambition de Donner à voir, selon le titre d’un recueil de Paul Éluard, de visibiliser (je n’ose dire de conscientiser) auprès des enseignants, des élèves, de tous autres intervenants, ces mécanismes de sélection, de tri, de hiérarchisation puis, in fine, d’oppression qui se dissimulent dans tous les recoins de notre discipline.
    Partant de là nous essayons, à partir de nos explorations, d’inventer au sein même de nos pratiques (corpus, notions, activités) les moyens d’échapper à ces mécanismes de construction d’une domination et, pourquoi pas, d’utiliser l’enseignement du français comme une arme contre ces derniers. Et nous sommes semble-t-il d’accord pour dire que c’est bien aux élèves de décider s’ils s’emparent ou non des dites armes.
    Plusieurs d’entre nous ont déjà approché les travaux de Paulo Freire, souvent en passant par vos propres travaux, et s’il y a moyen que le travail que nous commençons à élaborer spécifiquement en français nourrisse, à une plus large échelle, une émancipation sociale, je crois pouvoir dire que nous en serions d’autant plus désireux d’avancer. Il reste que nous sommes en effet convaincus de la nécessité urgente d’un travail spécifique sur notre discipline par ceux qui la pratiquent, et que Lettres Vives aspire à être un des endroits où il se réalise.

  4. Merci pour ce message,

    je tiens à m’excuser auprès du Collectif, je me rends compte que mes propos étaient sur le plan humain maladroit.

    J’ai eu une approche trop restrictive dans l’échange, limitée à une discussion philosophique conceptuelle, sur les distinctions entre: émancipation individuelle/émancipation sociale, autonomie libérale/autonomie libertaire, Rancière/Freire…

    J’ai sur-interprété cette phrase également: « La remise en question des rapports sociaux n’est peut-être pas l’objet de l’école. » Parce que pour moi, cela me semble important en tant qu’enseignant d’essayer de lutter contre la reproduction des rapports sociaux.

    En fait, cela n’impliquait pas dans mon esprit un jugement sur les militants du Collectif et sur l’action du Collectif. C’était surtout une tentative d’essayer d’éclaircir le débat sur le plan philosophique.

    Mais je me rends compte que sur le plan humain, j’ai fait preuve de maladresses.

    Amicalement,

    Irène

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