Pratiques de la langue en classe

Si la dictée obsède les tenant·es du « bien parler » et du « les élèves ne savent plus écrire », elle ne résume pas à elle seule – loin s’en faut – l’extrême vivacité qui caractérise la pratique de la langue en classe et qui constitue, il faut bien le dire, une préoccupation importante des enseignant·es de Lettres. Comment s’y prendre ? Quelle terminologie utiliser ? Quel degré de finesse exiger ? … Mais surtout, travailler la langue, mais pour quoi faire ? Quelles visées y mettre, et quelle éthique ?

1ère partie : les écueils de "la langue pour la langue"

Des séances de langue décrochées ; un cours de grammaire « digne de ce nom », avec la leçon, les exercices d’application ; des livrets d’exercices de grammaire qui foisonnent depuis 4 ou 5 ans en collège, de l’étiquetage au brevet, et maintenant, à l’oral du bac, une « question de grammaire » qui « vise l’analyse syntaxique d’une courte phrase ou d’une partie de phrase », sans aucun lien avec le sens et la portée du texte présenté.

Réfléchir sur notre langue, pratiquer notre langue, est-ce cela ? Quels sont les écueils à de telles pratiques ? Comment les surmonter ?

La perte du sens de la langue

La lourdeur des programmes de langue en collège, la présence d’une question de grammaire purement technique au brevet et au bac incitent les enseignant·es à construire des séances de langue très techniques, voire techniciste, sans lien direct avec la pratique quotidienne de la langue, ni même avec la littérature.

Faire de la grammaire pour la grammaire, parce qu’il faut le faire, parce que c’est au programme, parce que… c’est « bien », parce que ça permet de se distinguer, que de maitriser parfaitement les moindres accords du participe passé… : une conception bien élitiste de la maitrise de la langue qui serait dès lors réservée à celles et ceux qui savent et auraient le droit de s’exprimer à cette seule condition, tandis la parole des autres serait d’emblée discréditée (voir l’entretien avec Maria Candea, linguiste et membre du collectif Lettres vives).

Certain·es mettront aussi en avant le plaisir d’apprendre, de travailler sur la langue. Oui, pourquoi pas.

Mais nous avons vu davantage d’élèves s’exclamer de plaisir en comprenant – "enfin !" disent-ils/elles – une erreur récurrente dans leurs productions qu’en apprenant la liste de tous les déterminants ou de toutes les propositions.

Un cours de langue totalement déconnecté des pratiques nous parait donc inconcevable.

Question de rythmes et de parcours :

Chacun·e le constate régulièrement dans ses classes : que tout le monde travaille en même temps sur le même point et au même rythme est la garantie de perdre un bon tiers de nos élèves et de ne travailler, au final, que pour celles et ceux qui, avant même le cours, avaient déjà compris la notion.

La présentation magistrale des notions, même avec des étapes dites d’observation et de réflexion, paraît contradictoire avec un travail sur la langue que nous concevons comme réflexif et exigeant, demandant à ce que chaque élève s’y frotte individuellement et concrètement, à partir de ce qu’elle/il sait déjà et à partir de ce qu’il/elle a besoin d’approfondir.

Individualiser les parcours

En effet, si, pour des questions de temps par exemple, il faut en passer par des exercices systématiques, on peut préférer le parcours individualisé sur les points de langue, ces derniers partant des besoins repérés chez les élèves (dans leurs écrits, dans les différentes évaluations, à l’oral...).

Pour cela, l’enseignant·e peut préparer une fiche individuelle avec une liste de points à travailler (ouverte aux ajouts des jeunes), mettre à disposition les fiches de notion, les exercices (pourquoi pas autocorrectifs), des liens vers des capsules vidéos explicatives… afin que les élèves s’en saisissent et se confrontent directement au travail sur la langue.

Lors de telles séances, dont la fréquence est à déterminer selon les classes, l’enseignant·e peut accompagner individuellement les élèves, ou par petites groupes autour d’une même notion, lever les obstacles, rectifier les erreurs…

Pour créer du commun dans ce travail sur la langue, on peut aussi imaginer des présentations orales à la classe : qui a travaillé sur quoi ? Quelles découvertes ? Quels écueils ? Quels apprentissages ? Ou constituer un classeur de classe, avec les trouvailles de chacun·e, consultable à tout moment par les élèves.

Il nous semble ainsi préférable de voir des élèves travailler sur des points dont ils/elles ont besoin, qui les feront progresser de manière sûre et constructive, plutôt que de voir des élèves qui travaillent tou·tes sur le même point avec quelques-un·es qui suivent et en tirent quelque chose, et les autres qui s’ennuient ou se retrouvent perdus.

Travailler ensemble :

Travailler en même temps, pour nous, n’est pas travailler ensemble. Or, dans le collectif Lettres vives, nous avons à cœur de créer du commun et du collectif dans nos classes et nous souhaitons esquisser quelques pistes pour montrer que même dans un travail autour de la langue, c’est possible, en particulier lorsqu’on s’attache à ses bizarreries ou à des points qui intriguent, voire irritent les élèves.

Des collègues de lycée, actuellement bien contrarié·es par cette irruption de la langue dans l’épreuve finale, partent d’un point de langue relevé par les élèves dans un texte : il s’agit pour les jeunes de relever un point, une phrase, une construction qui les interpelle et d’en faire part à la classe, cet élément servant de point de départ à une réflexion sur la langue.

D’autres collègues imaginent des défis, enquêtes ou énigmes linguistiques : les élèves, mis en groupe, ont un sujet à travailler (que signifie la lettre « s » dans un mot ?), avec, si besoin, un corpus (on peut préparer un corpus et ne le fournir que si le groupe sèche). Elles/ils se mettent en recherche, peuvent utiliser des ressources mises à disposition par l’enseignant·e (manuels, fiches, internet) et construisent une réponse détaillée à présenter à la classe, au cours de laquelle l’enseignant·e apporte des ajouts plus formels et structurés.

La résolution de problèmes en groupes (de 4-6, non de 35!) nous semble être une manière intéressante de réfléchir sur les usages et le système de la langue.

De la langue aux langues

On peut aussi s’appuyer sur les richesses culturelles des élèves pour les amener à une réflexion métalinguistique. Une collègue a proposé à la classe une activité de comparaisons linguistiques, à partir des langues pratiquées par les élèves, quel que soit leur niveau (langue maternelle, langue apprise, langue parlée dans la famille mais peu connue, pas écrite, etc.).

Après une introduction généraliste sur les familles de langues dans le monde, la collègue propose qu’à chaque séance, deux élèves présentent la langue de leur choix selon les consignes suivantes :

« Préparez pour la classe une brève initiation à la langue de votre choix en dix minutes :
- Apprenez-nous comment on salue, comment on dit bonjour.

- Expliquez-nous si, dans cette langue, il y a ou non plusieurs genres (masculin, féminin, neutre, animé, inanimé, etc.) et comment on les exprime.

- Expliquez-nous si, dans cette langue, il y a ou non des distinctions de politesse (comme tu/vous en français).

- Expliquez-nous comment, dans cette langue, on exprime le pluriel d’une chose (un mot, une terminaison, rien... ?)

- Choisissez une phrase-exemple qui dit une action (comme « je mange une pomme ») et expliquez-nous comment on peut dire cette phrase au présent, au passé et au futur. »

Les élèves souhaitent ajouter à cela comment on dit merci, s’il te plaît, comment on appelle son père ou sa mère…

Une approche comparative des langues, menée à partir des langues pratiquées à tous niveaux par les élèves, peut les amener à manier des outils linguistiques qu’ils convoquent eux/elles-mêmes, dans le but d’expliquer aux autres la langue de leur choix. Elles et ils sont porteurs·euses d’un savoir que n’a pas toujours l’enseignant (qui peut ignorer les conjugaisons en bambara, en berbère, en turc...) et prennent en charge la transmission des règles. Le rôle de l’enseignant·e est d’identifier les outils grammaticaux employés et parfois de les redéfinir, puis de proposer des comparaisons avec le français.

Outre le rôle attribué à l’élève, acteur·rice de l’apprentissage, cette introduction au travail grammatical présente aussi l’intérêt culturel de décentrer l’usage de la langue française, pour mieux l’interroger et le comprendre ensuite.

Quelles valeurs mettre derrière l’étude de la langue en classe ?

Il peut paraître étrange de parler de valeurs pour un enseignement a priori si technique. Et pourtant, le collectif Lettres vives tient à remettre en lumière la question des valeurs, de l’éthique, du sens donné à toutes les formes d’apprentissage. Des apprentissages qui visent, nous le souhaitons, l’émancipation individuelle et collective des jeunes que nous accompagnons.

Loin de déplorer la perte de l’orthographe parfaite qui aurait été celle d’une époque… indéterminée – parce que n’existant pas ! - , nous revendiquons une langue en constant mouvement et en perpétuelle évolution. La langue de l’usage – des usages ! –, la langue de la parole qui permet d’exprimer ses idées, d’exister à côté de l’autre et dans la société.

Nous enseignons (dans) une langue en lien avec le quotidien, avec la vie, dans une langue qui fait sens dans le tout qui constitue notre discipline, indissociable des productions écrites, orales, et de la littérature.

Nous nous opposons à une conception autoritaire de la langue, celle qui en impose et qui s’impose à l’autre, dont la maitrise parfaite serait signe de distinction et d’intelligence et dont la non maitrise serait signe de bêtise et source d’indignation.

Nous souhaitons que les élèves puissent s’approprier la langue, tout comme elles et ils s’approprient la littérature : cela signifie analyser la langue et la comprendre, oui, mais pas seulement. Cela signifie aussi l’utiliser, la faire sienne, la faire vivre, la réinventer.

La langue peut être vectrice d’émancipation à condition que les jeunes aient et se donnent la possibilité de s’en saisir et d’en mesurer le pouvoir.

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