L’art et les violences sexuelles : une tentative d’usage critique des nouveaux programmes en lycée

Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1776-1779.

Les nouveaux programmes du lycée prévoient, pour la classe de seconde, un objet d’étude intitulé : « La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle ». L’objectif est d’ouvrir « une perspective littéraire et historique sur les caractéristiques de la littérature d’idées et sur le développement des médias de masse ». Cette mise en perspective passe par une articulation entre le temps long, celui des « grands débats sur les questions éthiques ou esthétiques » et le temps immédiat : « l’influence des moyens techniques modernes de communication de masse ». Le corpus doit être « un groupement de textes autour d’un débat d’idées, du XIXe au XXIe siècle (…) par exemple sur les questions éthiques, sociales ou sur les questions esthétiques liées à la modernité ».

Dévoilement d’un récit de viol à l’agrégation

Cet été, alors que je me demandais comment j’allai répondre à cette commande, j’ai pu suivre les développements d’un débat houleux autour du poème d’André Chénier « L’Oaristys »1. Ce poème est la réécriture d’une idylle de Théocrite qui met en scène, essentiellement sous forme dialoguée, une conversation entre deux jeunes personnes, un homme et une femme, laquelle débouche sur un rapport sexuel.

Il est en fait difficile de résumer le poème ici, l’intrigue en est simple, mais tout l’enjeu du débat tourne autour de sa qualification. Les œuvres d’André Chénier étaient au programme des agrégations de lettres en 2017. Des étudiantes2 préparant ces concours ont éprouvé un malaise réel en lisant ce poème qui leur rappelait des situations vécues dans leur chair. Un collectif s’est alors constitué, à partir de l’ENS de Lyon, qui a écrit une lettre ouverte3 aux jurys pour demander s’il était possible, lors des épreuves, de présenter ce poème comme le récit d’un viol et de rendre compte de la sorte d’un réception contemporaine partagée.

La lettre a suscité une réponse4 d’Hélène Merlin-Kajmann sur le site qu’elle anime, Transitions5, réponse non pas sur la question posée mais sur la possibilité – réfutée par l’autrice – de qualifier de viol les faits racontés dans le poème. Cette réponse entraîne une nouvelle intervention des agrégatives6 qui vise à expliquer d’où vient leur interprétation du poème comme racontant un viol. Sur le site Transitions paraissent alors plusieurs réactions, celle que nous avons retenue7 est signée de Marc Hersant et conteste bien plus fermement que le texte d’Hélène Merlin-Kajmann la thèse du viol, en s’appuyant sur le motif de la pastorale et sur une interprétation des mots et gestes de Naïs comme une sorte de consentement réticent habituel dans les jeux de séduction. Le dernier texte du corpus est tiré d’un article de François-Ronan Dubois, « Marche à l’ombre, retour sur l’affaire Chénier »8, publié sur le site Contagions le 9 août 2019, dans lequel l’auteur condamne ce qu’il appelle « l’entreprise de désignification » qui consiste à nier que le viol soit un thème, selon lui parfaitement conscient, abordé par le poète dans L’Oaristys.

De la polémique à la didactique

Il s’agit donc bien d’une querelle d’interprétation, laquelle m’a paru pouvoir répondre à la commande des programmes sur plusieurs plans.

D’abord sur le plan thématique : il s’agit d’un débat vif sur une question d’interprétation, laquelle concerne, qui plus est, une thématique présente en contexte large, comme le montre encore récemment l’enquête de Mediapart sur ce qui est arrivé à l’actrice Adèle Haenel et ses suites. Une thématique présente aussi en contexte étroit : le lycée lui-même n’est pas à l’abri des violences sexuelles, et un travail régulier est mené, par des élèves et des professeurs, sur les questions de harcèlement en général et de harcèlement sexuel en particulier. Mon pari est donc que le thème fera réagir les élèves et les poussera à une lecture attentive du texte afin d’y trouver des éléments liés à la problématique. Il s’agit bien de passer par une question éthique pour aborder des textes. Ceci rejoint une autre commande des programmes, celle des « questions esthétiques liées à la modernité ». Ceci ne doit pas être séparé d’une problématique littéraire : le poème de Chénier est une réécriture d’une pièce antique, réalisée à la fin du XVIIIe siècle par un de ceux qu’on regardera plus tard comme prémisses du romantisme. Le travail de réécriture par Chénier sera donc signifiant, l’usage de la forme dialoguée par exemple, sera tout de suite repérée par certaines élèves, nous le verrons.

Ensuite sur un plan générique : les programmes nous demandent un groupement de textes « appartenant à des genres et formes divers », or, dans le cadre même de la modernité, la rencontre entre la lettre ouverte, la saynète (un genre développé par Hélène merlin-Kajmann et le site Transitions), l’écriture proche du pamphlétaire de Marc Hersant et celle, bien plus didactique, du collectif des agrégatives et de François-Ronan Dubois, l’éventail des genres est large et permettra, on le verra, d’aborder la fonction des choix génériques dans les stratégies argumentatives. Par ailleurs, et dans le même sens, le fait que l’ensemble des textes aient été publiés par voie numérique permet d’aborder la problématique des « moyens techniques modernes » et « des médias de masse ».

En ce qui concerne la mise en perspective enfin, les arguments employés par les différents intervenants jouent cette partition à plusieurs niveaux. La lecture du poème, d’abord, est fortement actualisée du côté de la réception, pour le collectif d’agrégatives qui revendique la violence que peut provoquer la rencontre entre ce récit et des expériences personnelles, comme pour Hélène Merlin-Kajmann qui met en scène sa propre réception du poème dans une pratique propre au genre de la saynète qu’elle a inventé. En revanche, aussi bien Marc Hersant, qui fait appel à la pastorale et au topos de la scène de séduction, que François-René Dubois, qui passe par la construction d’une conscience, littéraire et juridique, de la notion de viol au XVIIIe siècle, placent le texte dans une perspective historique qui remonte jusqu’à l’antiquité. Sur un plan plus théorique, ou synchronique, le fait même que la première lettre soit adressée à un jury d’agrégation par des candidates tandis que les réponses proviennent de professeurs installés, véritables autorités, dit quelque chose des usages possibles de la littérature, et de la façon dont ceux-ci peuvent devenir une forme de pouvoir. A ce titre, et pour revenir à l’histoire littéraire, la notion de querelle, en revenant par exemple à la querelle du Cid, ou plus proche de nous, à la querelle Barthes/Picard autour de Racine, et dont Hélène Merlin-Kajmann a elle-même beaucoup parlé, peut faire partie des objets à enseigner.

Le corpus a été évidemment (à l’exception du texte de Chénier), découpé par mes soins avec en tête le souci de montrer aux élèves comment on parle d’un texte en termes académiques : j’ai tâché de relever les passages qui s’appuyaient sur une lecture directe, avec citations, du poème de Chénier.

Quand les élèves s’approprient un débat littéraire

Ceci étant posé, il me faudra aborder la question avec les élèves. Avant même de commencer, je vais moi-même mettre en place quelque chose qui s’inspire du trigger warning : j’ai des élèves dans la classe, notamment des filles, et je sais, par mes lectures et rencontres, qu’il y a une probabilité non négligeable qu’un certain nombre d’entre elles ait connu déjà, et viennent à connaitre en tout cas, des situations pénibles d’objectivation sexuelle. Je suis donc allé voir les deux CPE du lycée pour mettre en place un protocole : si un·e élève se sent mal à propos de ce qui est débattu dans la classe, ilelle sort aussitôt et rejoint l’un des deux CPE. L’élève devra, avec l’aide de ses camarades, rattraper les quelques informations tirées du cours et rejoindre le fil de la séquence plus tard. Avant la séquence, je leur ai expliqué la procédure. En fait, ça n’a servi à rien : le cas ne s’est pas présenté. Je ne saurais l’expliquer : désamorçage par notre anticipation ? Hasard qui fait que personne n’était concerné ? Ou pire : volonté de ne pas s’afficher comme étant concerné ? C’est pour moi une question qui reste pour l’instant sans solution.

Le premier jour, lors de la séance de prise de contact avec la classe, je leur présente l’ensemble des travaux qu’ils auront à faire, le programme, etc. Je passe un certain temps sur le carnet de lecture : c’est à ce moment-là que je leur distribue le poème de Chénier, dans le découpage proposé par Hélène Merlin-Kajmann. Nous le lisons, sans autre forme de procès, puis je leur demande de noter dans leur carnet de lecture, pour la séance suivante, une ou plusieurs réponses possibles à la question : est-ce que quelque chose vous choque dans ce poème ?

Le retour m’a surpris : lors de la séance suivante, je leur explique comment on va recueillir leurs propositions. Je m’inspire de la pratique du Quoi de neuf ? Un élève prend les tours de parole, un autre vérifie le temps (ici 15’) et pour la première, c’est moi qui, au tableau, tient le secrétariat. Au moment du lancement de l’activité, c’est une forêt de doigts qui se lève : au jugé, dans une classe de 34 élèves, au moins 20 demandent la parole. Et une proportion vraiment importante de ces élèves parle d’agression sexuelle. Je note avec la classe deux propos différents : quelques élèves parlent effectivement d’une scène de rencontre ou d’une scène d’amour, d’autre part une élève dit que ce qui l’a choqué, c’est qu’on parle d’un poème alors que c’est un dialogue. Je mets de côté cette dernière remarque : c’est-à-dire que je la note sur un côté du tableau et que je prends le temps d’expliquer à la classe que c’est exactement le genre d’observation qui aurait sa place dans un carnet de lecture, quitte à ne pas la traiter ou la développer tout de suite, parce que ce n’est pas le moment. Je me servirai de ce moment plusieurs fois, notamment lorsqu’il faudra leur détailler le travail de brouillon. On déborde largement les 15’ tant le débat est vif, mais je réserve un temps pour expliquer les qualifications juridiques de viol et d’agression sexuelle. Je le présente sous forme de carte heuristique.

A la séance suivante, nous organisons un débat interprétatif, la question est la suivante : peut-on parler, à propos du poème « L’oaristys » d’André Chénier, d’un récit de viol ? Dans un premier temps, les élèves doivent développer seuls quelques arguments à partir de leur lecture. Dans un deuxième temps, ils se rassemblent par petits groupes et mettent en commun leurs arguments. Chaque groupe doit nommer un délégué, qui a aussi en charge l’animation de la discussion du groupe. Ensuite, chaque délégué avance devant la classe les arguments développés, dans un sens comme dans l’autre, les arguments sont notés sur l’ordinateur dans un tableau en trois colonnes : une viol, un non viol et une troisième vide. Le document ainsi créé sera distribué sous forme polycopiée à la séance suivante. La question de savoir s’il y a ou non rapport sexuel emporte une réponse positive massive, et à ce stade de la séquence, la grande majorité des élèves adhèrent à la thèse du rapport forcé.

A la séance suivante, après avoir distribué le tableau des arguments, j’ai distribué le texte C, c’est-à-dire la réponse du collectif à Hélène Merlin-Kajmann, dans un découpage volontairement très long (deux pages, cent lignes). J’ai demandé aux élèves de surligner dans le texte les arguments qu’ils avaient déjà proposés. Je dois dire que le niveau de concentration à ce moment était spectaculaire, j’ai vécu ce moment qui arrive parfois où la moindre de mes interventions provoque une forme d’agacement d’élèves que je dérange dans leur travail. Une fois le relevé terminé, nous avons rapidement mis en commun puis nous avons mis en évidence, dans le texte, le schéma argumentatif, en répondant aux questions que j’utilise habituellement pour cela : quelle thèse est défendue ? à quelle thèse s’oppose-t-elle ? quels arguments sont utilisés ? comment ces arguments sont-ils étayés ? Je passe rapidement sur la construction du schéma et l’explication de la démarche argumentative, activités transférables à d’autres séquences, mais je souligne que cette longue séance nous a permis de conclure sur la qualité argumentative du texte proposé et sur la possibilité de l’utiliser comme un modèle possible lors de l’exercice du commentaire.

La séance suivante a été consacrée au texte D, celui de Marc Hersant, présenté explicitement comme une réponse au texte que nous venions d’étudier. Après une première lecture, la désapprobation est générale. Les élèves qui prennent la parole tendent à trouver les arguments utilisés de mauvaise foi, notamment ceux autour de l’explication du tremblement de Naïs. J’explique alors aux élèves comment sont organisées les institutions de l’enseignement supérieur afin qu’ils aient en tête les positions respectives des agrégatifves et du professeur d’université ancien président d’UFR. Je souligne aussi que Marc Hersant a passé sa vie à étudier des textes littéraires, notamment du XVIIIe siècle et à écrire des articles et donner des cours sur ces mêmes textes. Je leur présente donc ce qu’on appelle l’argument d’autorité. Je leur demande de confronter les deux textes en reprenant la structure du tableau fait en séance 1, ceci afin de mettre en évidence la façon dont le texte C a provoqué, comme en réplique, l’écriture du texte D. D’autre part, j’ai demandé aux élèves de repérer dans le texte de Marc Hersant ce qui relevait des quatre questions du schéma argumentatif. Les élèves ont remarqué que les arguments étaient moins solidement étayés, que leur force venait de leur caractère péremptoire (« il n’y a viol que si », « signe incontestable d’acquiescement », ou la formule « non seulement…mais que, reprise du bien connu non solum…sed etiam… latin) que dans le texte C. Je me suis appuyé sur ces deux activités pour expliquer ce qu’est un discours pamphlétaire, construit pour prendre une position ferme dans une querelle.

Un caucus pour débattre et approfondir l’interprétation du texte

Nous avons alors mis en place l’exercice que j’appelle le caucus, et dont le résultat m’a surpris. En début de séance, je demande aux élèves de prendre une position personnelle : soit adhésion à la thèse des agrégatives, soit opposition, soit sans avis tranché. Je partage alors la salle en trois secteurs, que les élèves rejoignent selon la position choisie, puis je demande à ceux qui ont pris position, dans un sens ou dans l’autre, de prendre 10’ pour préparer une explication de cette position. Ceux du milieu (les indécis) doivent quant à eux essayer de formuler de possibles questions à poser à l’un ou l’autre camp.

L’exercice est le suivant : un maître de la parole est nommé, puis ceux qui ont choisi une position demandent à être inscrit sur leur tour de parole. Le maître de la parole veille à ce que les deux positions puissent s’exprimer alternativement. Les indécis n’ont la parole que pour des questions. Mais surtout, au fur et à mesure du caucus, les élèves peuvent changer de place : s’ils ont été convaincus par un des camps, ils le rejoignent et gagnent alors le droit de défendre leur position. Ils peuvent aussi passer d’un camp à l’autre quand ils le souhaitent ou rejoindre la partie des indécis. Un maître du temps est désigné, ici le caucus a duré 20 ‘. Le principe est qu’à la fin du caucus, on fait un dernier mouvement, et on sait alors quelle thèse a obtenu la majorité.

Le déroulement de ce caucus a été étonnant : au départ, le camp de ceux qui contestaient l’idée de viol comprenait 4 élèves, le reste de la classe était réparti à peu près pour moitié entre les indécis et les défenseurs de la thèse du viol. Quand le débat a commencé, les quatre élèves ont déployé des arguments percutants, mais surtout ils l’ont fait avec beaucoup de force de conviction, se levant par exemple, alors que ceux qui soutenaient la thèse du viol défendait leur position de façon parfois maladroite, en faisant appel à une certaine forme d’évidence mais sans prendre en compte les arguments qu’on leur opposait. Ceci fait qu’à la fin de l’exercice, il ne restait plus que quatre indécis et le reste de la classe était réparti en deux moitiés parfaitement égales, certains étaient même passés du camp des tenants du viol à l’autre.

A la fin de cette séance, j’ai proposé aux élèves de réfléchir à ce qui s’était passé, plusieurs hypothèses ont émergé, mais la plus forte était celle-ci : la position minoritaire contraint ceux qui la tiennent à une certaine inventivité, ce qui fait qu’ils avaient particulièrement bien préparé leur argumentation, en se référant au texte de Marc Hersant, mais aussi en préparant des réponses aux arguments qu’on pourrait leur opposer, de là leur force de conviction. C’est à la fin de cette séance, particulièrement riche, que les élèves m’ont pour la première fois demandé ma position à moi, je ne me suis pas prononcé mais je leur ai promis que je leur dirai à la fin de la séquence9.

La construction de savoirs littéraires

J’ai profité de cette situation pour proposer, lors de la séance suivante, un cours sur l’importance de l’énonciation dans l’argumentation : leur démontrer que l’endroit depuis lequel s’exprime la voix qui argumente est aussi essentiel que l’argumentation elle-même. C’est alors que je leur ai distribué les textes A et B : la lettre des agrégatifves et la saynète d’Hélène Merlin-Kajmann. Après lecture et repérage des arguments nous avons essayé de repérer les marques de l’énonciation dans les deux textes. Nous avons pu observer la façon dont les deux textes mettaient en scène de façon appuyée les situations non seulement d’énonciation, mais aussi de réception du poème de Chénier. Cela m’a permis de leur donner quelques éléments sur ce qu’on appelle la réception et l’appropriation et de revenir au carnet de lecture.

Une deuxième observation a été faite à propos de la différence entre ces deux textes, à partir de l’exercice du dialogue des textes : pour leur faire sentir comment un texte répond à un autre texte, nous avons affiné le tableau déjà pratiqué entre les textes C et D. Il s’agissait cette fois de transformer les deux textes en forme dialoguée pour rendre perceptible la structure du débat. Les élèves ont alors fait spontanément une remarque que je comptais leur faire en fin de séance : le texte B ne répond en fait pas directement au texte A. Pour répondre à ce problème, nous sommes revenus à l’analyse en thème/thèse/arguments/exemples, après avoir surligné les deux textes, les élèves ont formulé le constat suivant : la lettre pose la question de la possibilité de parler à un jury de concours de l’interprétation de ce poème comme un viol, or la saynète de Hélène Merlin-Kajmann ne répond pas sur ce point mais sur l’idée même que le poème de Chénier raconte un viol, idée qui n’est pas en cause dans la lettre ouverte. Je suis alors passé par les notions de postulat et de prémisses dans le raisonnement pour leur montrer qu’un échange polémique n’obéissait pas nécessairement à l’ordre argumentatif strict et que la meilleure façon de mettre en cause un raisonnement et d’ébranler précisément ce sur quoi il repose. Nous avons pu ainsi théoriser sur les différents éléments de l’argumentation, de nombreuses notions, à cette occasion, ont été reportées dans leur lexique. Je me suis appuyé alors sur la théorie aristotélicienne des trois grands genres de discours (judiciaire, épidictique et délibératif) telle qu’elle est expliquée par Georges Forestier10.

Un autre aspect a émergé lors des séances consacrées à ces deux textes : la question du genre (littéraire). Celui-ci semble bien moins identifiable dans la saynète que dans la lettre, or précisément la saynète propose une thèse bien moins ferme, plus « liquide » comme on le voit dans l’expression « quasi-viol ». Je leur ai proposé de réfléchir à cette question en revenant sur les quatre textes. En comparant les démarches des deux professeurs d’un côté et des agrégatives de l’autre, nous avons pu préciser la différence qu’on suggère parfois entre convaincre et persuader : il semble bien que les agrégatives aient éprouvé le besoin de s’appuyer bien davantage sur une démarche d’ordre scientifique pour élaborer leur argumentation, en pratiquant la rhétorique de l’article savant, tandis que les professeurs se sont sentis autorisés à jouer avec les codes, sans doute pour donner l’impression d’une forme de plus grande sincérité. Les élèves ont établi spontanément le lien avec l’énonciation et la notion d’autorité, qui permettait effectivement ces écarts par rapport à la norme académique.

A ce moment du travail, j’ai demandé aux élèves de reprendre chez eux l’ensemble des arguments rencontrés pour les deux thèses et de les recopier sur deux feuilles différentes. Cela m’a permis à la séance suivante de proposer une première approche de la démarche dialectique, en vue de la dissertation. Je ne m’attarde pas là-dessus, mais l’intérêt était aussi de faire en sorte que les élèves se retrouvent finalement sans réponse définitive, dans une forme d’expectative. Je dois dire qu’à ce moment-là, pour la deuxième fois, ils m’ont demandé ce que j’en pensais moi. J’ai à nouveau reporté ma réponse. Par contre, je leur ai demandé de réfléchir dans un sens différent aux différents arguments en travaillant à partir de cette question dans leur carnet de lecture : « de quoi les protagonistes de la querelle n’ont-ils pas parlé ? ».

Au retour de ce travail-là, pour lequel ils ont eu beaucoup de mal11, je leur ai distribué le texte E en leur demandant si, selon eux, ce texte apportait une réponse à ma question. Ils ont vu quelque chose autour de la définition même du viol, mais aussi un retour à Chénier, dont le travail est replacé dans le contexte de son écriture. Je leur ai demandé alors de relire le texte E en surlignant d’une couleur ce qui relevait des connaissances de l’auteur et d’une autre ce qui relevait de ses hypothèses, ce qui nous a permis de réfléchir à la notion d’interprétation d’un texte, en tant qu’elle se joue sur plusieurs plans : de la connaissance académique, de l’expérience de lecture (ce que les élèves sont allé chercher en lien avec les textes lus auparavant et avec la question posée), de ce que suscite la lecture du texte dans la conscience du lecteur. Fort de ces informations sur les outils de l’argumentation (énonciation, rhétorique, interprétation, etc.), nous avons fait une première tentative de contraction de texte : j’ai demandé aux élèves de faire le schéma argumentatif du texte E, puis d’enlever de ce texte tout ce qu’il était possible d’enlever sans retirer une des étapes du raisonnement. Certains élèves sont arrivés à des versions relativement convaincantes de 100 mots environ. Nous avons noté qu’elles ont suscité, à la lecture, des réactions assez impulsives : le fait de resserrer ainsi le raisonnement efface en fait toute la dimension d’échange contenue dans le texte et l’a rendu extrêmement violent, ce que les élèves ont souligné.

Nous avons ensuite regardé en quoi ce texte pouvait proposer une troisième partie intéressante dans une démarche dialectique : en proposant de dissocier le poème de Théocrite de celui de Chénier, il appuie la démarche d’interrogation sur la qualification du viol comme déclenchée non par le collectif d’agrégatives mais par Chénier lui-même, dans le contexte à la fois littéraire et judiciaire que est celui de son écriture, où la question du rapport sexuel forcé est vive, les références à ce sujet ne manquent pas. Ceci expliquerait sans doute le malaise éprouvé par les agrégatives devant ce texte, et le besoin éprouvé d’une clarification, venu non pas d’une lecture trop actualisante, mais au contraire d’une lecture attentive à la démarche même de Chénier, lequel en bon classique aurait mis son propos non dans l’inventio mais bien dans la façon dont il réécrit la source antique, à la manière d’un La Fontaine ou d’un Racine.

Vers une démarche critique en littérature

C’est à ce moment que les élèves m’ont demandé pour la troisième fois ce que j’en pensais, à quoi j’ai répondu que, pour ma part, j’étais assez convaincu par l’article de François-Ronan Dubois, mais aussi que je m’interrogeais sur les raisons de la violente offensive contre l’idée que Chénier puisse parler de viol, alors qu’à mon sens, s’il est un endroit où l’on peut avoir suffisamment de distance pour parler de choses insupportables, c’est bien la littérature, et que c’était une des raisons qui m’avaient poussé à devenir professeur de lettres.

Ceci dit, j’étais heureux que les élèves comprennent que ma position ne comptait pas plus que la leur, il me semble que la conscientisation ne passe pas par une forme de prêche qui dirait ce qu’il faut penser de tel ou tel texte, mais plutôt par l’acquisition d’une série de pratiques, en particulier celles qui consistent à nommer les choses : nommer le viol si l’on voit le viol, même dans un texte entouré d’une aura académique, nommer ses doutes si l’on a des doutes, aller chercher des définitions pour nourrir sa réflexion et proposer, au bout du compte, une interprétation solide qui n’hésite pas à se mettre en danger. Certains – la majorité – sont sortis de cette séquence convaincus que le poème raconte un viol, d’autres non, certains, assez peu, sont encore indécis, mais je crois que ce n’est pas l’essentiel. J’espère avoir donné aux élèves les moyens d’identifier, dans des situations ambiguës, au moins leur ambiguïté, et si demain une jeune fille ou un jeune homme qui vivrait une de ces situations se rappelait cette séquence et pourrait ainsi mettre des mots sur son malaise, j’aurais déjà le sentiment d’avoir servi à quelque chose. Comme le dit une collègue, la « bonne » littérature, c’est quand on peut soudain se dire, en lisant ou en se remémorant un texte : « C’est ça ».

Mathieu Billière

1 Extrait distribué en annexe 1

2 On trouve des étudiants des deux genres dans le collectif, quoiqu’en majorité des femmes, mais pour ne pas froisser ceux qui sont mal à l’aise avec l’écriture inclusive, nous avons pris le parti de pratiquer l’accord de majorité.

3 Extrait distribué en annexe 2, version intégrale disponible ici :

4 Annexe 3, texte intégral ici : http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/exergues/saynetes/sommaire-des-saynetes-deja-publiees/1502-saynete-n-73-a-chenier-h-merlin-kajman

5 http://www.mouvement-transitions.fr/

6 Annexe 4

7 Annexe 5

8 Annexe 6, texte intégral ici : https://contagions.hypotheses.org/1527

9 Je précise que pour ma part j’ai tout de suite été sensible à la situation des agrégatives, mais c’est surtout l’article de François-Ronan Dubois qui m’a servi d’horizon lors du montage de cette séquence.

10 Introduction à l’analyse des textes classiques

11 Je passe très vite sur ce constat mais c’est un point important, développé dans de nombreux travaux, autour de la question de l’implicite, de ce qui est caché.

2 réflexions sur “L’art et les violences sexuelles : une tentative d’usage critique des nouveaux programmes en lycée”

  1. Passionnant et même cela me remonte le moral (celui d’une enseignante de lycée qui cherche un moyen de sortir du marasme dans lequel elle a été plongée lorsqu’elle a pris connaissance des nouveaux programmes…)

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