Polanski, objet pédagogique

L'actrice espagnole Paula del Rio, festival du cinéma de Sitges, 2018
(Moritz Barcelona from Barcelona, Catalunya / CC BY (https://creativecommons.org/licenses/by/2.0)

Après avoir publié deux témoignages de pratique liés à la question de la domination masculine, le collectif ne pouvait pas rester indifférent aux enjeux pédagogiques autour du film de Roman Polanski, J'Accuse. Voici donc notre contribution collective à la question.

Le film J'Accuse, de Roman Polanski, est un objet pédagogique de fait : il a fait l'objet de dossiers pédagogiques nombreux proposés à l'ensemble des professeurs1 et d'une politique de diffusion auprès des publics scolaires (séances dédiées, etc.). Il fait aussi partie de la sélection pour le prix Jean Renoir, un prix de cinéma remis par un jury de lycéen·nes.

Or, on sait que le contexte de création de ce film dérange de nombreuses personnes, mouvements et organisations. Le cinéaste Roman Polanski est publiquement accusé de viol et d'agression sexuelle par une dizaine de femmes, dont la plupart avait, au moment des faits mentionnés, l'âge de nos élèves. Ce contexte de création, tant souligné dans bien des cas, est totalement absent de l'ensemble des outils d'accompagnement pédagogique du film, cela fait, au minimum, question. 

Comment lire ce silence contextuel de la part de dossiers institutionnels quand l'auteur lui-même se réclame de ce parallélisme avec la figure de Dreyfus2 ? N'est-ce pas là un impensé surprenant ?

De même qu'en littérature, cela induit la question si riche, si dense, du Double entre personnage et auteur ou autrice : il serait par exemple étrange d'étudier Madame Bovary sans, à aucun moment, sonder et mettre en perspective avec les élèves l'énigmatique "Mme Bovary, c'est moi" de Flaubert. Quel que soit le regard que l'on porte sur l'affaire Polanski, sur le fait de "séparer l'homme de l'artiste", faire le choix d'une telle figure dans un tel contexte – la victime de l'une des plus fameuses erreurs d'histoire judiciaire et d'un complot orchestré avec art – est loin d'être anodin. Et cela ne revient somme toute qu'à se poser les questions pédagogiques traditionnelles qui habitent toute l'histoire de la littérature et de l'art, lorsqu'on crée une œuvre-plaidoyer, lorsque, dans un acte de création, on se projette dans un double à l’aura hautement symbolique. À ce titre, peut-on se passer de critiquer (au sens de la critique littéraire) les choix faits par l’auteur ? Choisir de taire cette genèse, choisir de refuser d'évoquer cette dimension, c'est faire un choix pédagogique à interroger.

Nous ne nous prononçons pas sur la culpabilité éventuelle de Polanski, ni même sur la possibilité de donner un prix à son film ou à lui-même. Mais le film a donné lieu à des projections destinées à des lycéens, il a été sélectionné pour un prix remis pas un jury de lycéen·ne·s, des lycéen·ne·s vont en parler, sans doute aussi vont-ils ou elles devoir écrire sur le sujet, n’est-ce pas biaiser leur réflexion que de taire cette dimension ?

Dans notre manifeste, nous écrivons : « C’est d’abord la curiosité des élèves, leur finesse, leur capacité à se mettre à la place de l’autre qui nous interpellent et que nous voudrions partager et souligner. Ce sont des paroles sur le cours, sur la littérature ; des paroles sur la culture, leurs cultures ; des paroles sur la vie, le monde, la société, sur l’histoire… pour qui veut bien les accueillir. À la manière des auteurs et autrices qu’ils côtoient – avec ou sans nous –, les élèves savent faire rire, faire réfléchir, émouvoir, interroger, bousculer, etc. »

Il nous semble qu’en choisissant à leur place ce qui est digne ou non d’être raconté, nous empêcherions leur pensée, d’autant que nos élèves, « hyperconnecté·e·s » comme on dit, entendent évidemment parler de cette histoire à l’extérieur : quel discours leur tenons-nous en provoquant cette rupture si manifeste entre l’école et le monde ? En fait, cette dissimulation du contexte correspond très exactement à ce que nous dénonçons depuis le début, dans le manifeste encore : la « confiscation sans cesse grandissante de la parole « d’en bas », celle des éducateurs et éducatrices, comme celle des élèves. »

On aimerait que ce débat ait lieu, mais parmi nos élèves, et l’on serait sans doute surpris de leurs réactions (au risque même de passer pour des vieux cons !). Il est envisageable par exemple de prendre ses distances avec les propos de Polanski lui-même. Mais pour pouvoir le faire, il faut connaître lesdits propos. Là, ils sont cachés, comme l’éléphant que personne ne veut voir. Critiquer le lien qui est fait par certain·e·s entre le fait de décider, sous menace d’extradition, de filmer l’affaire Dreyfus et l’affaire Dreyfus elle-même ? Soit, mais alors, comme certain·e·s l’exigent si bien : donnons accès à toutes les pièces du dossier, quitte à mettre en œuvre une véritable cartographie de la controverse. Que chacun·e puisse aiguiser son regard critique en saisissant tout le champ de la polémique.

Nous revendiquons une école qui nourrisse la réflexion critique, actualisante, inscrite dans le monde, une école émancipatrice. Dans ces conditions, comme nous l’avons déjà écrit : « La place des femmes dans les programmes, celle des dominé·es, des exploité·es, etc. abordées dans une perspective sociale et politique, la lutte contre le discours dominant, etc. tels sont les enjeux dont les élèves doivent s’emparer. »

Aussi notre question est la suivante : est-il possible de parler, à propos de ce film, de son contexte de création ? Si la réponse officielle s'avérait négative, nous nous verrions évidemment dans l'impossibilité de parler de ce film avec nos élèves et revendiquerions immédiatement son retrait de la liste pour le prix Jean Renoir. Au-delà, il nous semblerait intéressant d'utiliser ce contexte pour montrer aux élèves ce qui apparaît peu à peu du monde du cinéma, où s'exerce de façon semble-il exacerbée des relations de pouvoir et de domination qui ne sont pas forcément celles que nous avons envie de proposer à leur admiration.

Par ailleurs, nous nous interrogeons sur ces dossiers « pédagogiques » : qui les prépare ? Qui les rédige : des enseignant·e·s ou des professionnel·le·s de cinéma, ou les deux ? Qui finance ces impressions de documents particulièrement luxueux ? Et qui décide, aussi, de valider leur distribution aux enseignant·e·s ? D’après nos informations, ils sont entièrement rédigés par les maisons de production. De ce fait : sont-ils bien pédagogiques ? Car tout le monde admettra qui si on nomme "pédagogique" un document qui serait en fait un dossier de presse reformaté, on prend le risque de tomber à côté de la plaque, tout en confisquant, encore une fois, la parole aux enseignants et par là aux élèves.

1 https://www.reseau-canope.fr/actualites/actualite/un-dossier-pedagogique-autour-du-film-jaccuse.html

http://ww2.ac-poitiers.fr/histoire-arts/spip.php?article331&debut_autres_a=10

http://heg.discipline.ac-lille.fr/enseigner/ressources-dispositif-enseignement/art-et-histoire/cinema/dossier-pedagogique-du-film-jaccuse/view

https://www.zerodeconduite.net/ressources/5413

2https://www.lefigaro.fr/cinema/2013/10/24/03002-20131024ARTFIG00455-roman-polanski-se-voit-dans-l-affaire-dreyfus.php

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