Question vive : les postures d’enseignant·es durant le confinement

Manques et inégalités, un constat unanime.

Les inégalités sont, entre autres, ce que révèle la "continuité pédagogique" dans l'École telle qu'elle est organisée aujourd'hui. Mais lorsque certain·es mettent en avant - à raison - des causes structurelles, sociales, et des choix politiques récents, d’autres accusent la bienveillance, les méfaits du collège unique, le laxisme des personnels et/ou des familles.

N'est-ce pas là se tromper de cibles ? 

N'est-ce pas là contribuer à mieux invisibiliser les injustices indéniables de l'École que ce moment inédit de confinement exacerbe de façon particulièrement éloquente ?

Pris·e dans l’étau de la continuité pédagogique, avec son rythme écrasant et ses exigences folles, chacun·e de nous risque d’être empêché·e de prendre de la distance, de réfléchir à la situation telle qu’elle est réellement, aujourd’hui, et à ses conséquences sur les apprentissages et sur la relation pédagogique, et de nous engouffrer dans ces explications traditionnelles souvent infondées, selon nous.

Le confinement, l’occasion rêvée de bien étudier ?

La "continuité pédagogique" est d’abord l’occasion, pour certain·es collègues, de légitimer leurs discours sur les élèves décrocheurs/décrocheuses, celles et ceux qui ne parviennent pas à travailler durant cette période de confinement et qui seraient, a priori, les mêmes qu’en présentiel. La cause ? La fainéantise, la nonchalance, quand ce n’est pas un manque d’éducation de la part des parents, disent-ils/elles.

Mais alors, rien de particulier dans la situation actuelle ? Rien, dans la pandémie, dans le confinement, dans l’école à distance, dans les conditions de vie propres à chacun·e n’aurait donc d’influence sur la manière de travailler des élèves ? Les angoisses causées par une telle situation seraient-elles de l'ordre d’une affabulation à mépriser ?

Anxiété due à la maladie, matériel informatique indigent voire tout simplement inexistant, accompagnement parental aléatoire, difficultés cognitives... comme si l'on pouvait balayer cela d’un revers de main.

Tout cela n’aurait-il donc pas d’incidences sur les apprentissages des élèves ? 

Tout cela n'interrogerait-il pas la possibilité et la faisabilité même d'apprendre ? 

Les membres du collectif Lettres vives pensent tout le contraire : les apprentissages sont un processus complexe. Il ne met pas seulement en jeu la « volonté » d’apprendre des jeunes, selon une vision manichéenne répartissant les "bon·nes" et des "mauvais·es" élèves, les volontaires et les réfractaires, conception qui dédouanerait les professeur·es que nous sommes de la responsabilité de l’échec.

Les apprentissages nécessitent la maîtrise de savoirs et de méthodes préalables, mais également des conditions matérielles favorables, allant des outils informatiques à la pièce dans laquelle chacun·e étudie.

Il nous semble donc essentiel de tenir compte autant que possible des conditions de vie des jeunes, comme de leur origine sociale et culturelle, de leur rapport à l’école, différent d’un individu à l’autre, de la possibilité d’être accompagné·e dans les apprentissages. 

Essentiel également de garder à l’esprit les logiques structurelles de relégation et de tri scolaire, encore plus dans cette période absolument inédite, non réfléchie, non préparée, non concertée.

Que ce soit en confinement ou en classe, les élèves s'intéressent à la question du travail, aux conditions du travail, au sens du travail, si l'on prend la peine de partager ces questions avec chacun·e.

Et, sans idéaliser notre quotidien d’enseignant·es, nous nous apercevons qu’ils/elles travaillent encore si on enlève les notes, si on enlève le Brevet, le Bac ou le BTS. Encore faut-il qu'ils/elles aient pris conscience qu'évaluer ne se limite pas à une note, que l’on peut travailler pour autre chose que le Graal de l'examen. Encore faut-il qu'ils/elles soient suffisamment disponibles pour se poser ces questions, formuler des réponses, qu'on leur laisse du temps et de la place, qu'on leur donne la parole et la liberté de s'en servir.

C'est la même chose, quelle que soit la personne, enfant, adulte, élève, professeur·e : s'interroger sur ses conditions de travail, sur ses apprentissages, sur ses méthodes, cela fait partie des apprentissages de l’école, trop souvent négligés.

Apprendre ne saurait se résumer à une logique de la « performance » en vue d'un examen ou d'un concours, et plus que jamais, cette période nous invite à faire preuve de bienveillance.

La bienveillance, ennemie des apprentissages ?

Si la continuité pédagogique remet cruellement en lumière les inégalités entre les élèves, pour certain·es collègues, elle serait également révélatrice des conséquences « dramatiques » de la bienveillance, qui aurait donné le goût de la fainéantise aux élèves, le goût du moindre effort, explication pour le moins catégorique et souvent peu argumentée.

Bienveillance, le mot a souvent mauvaise presse tant son sens est constamment dévoyé par le ministre ou les contempteurs de la pédagogie. Comme si être pédagogue - dans son sens étymologique celle ou celui qui accompagne l'élève à l'École – était un mot tabou. Comme si, selon certaines représentations fantasmées et caricaturales, la bienveillance ne se conjuguait pas avec l'exigence. 

La bienveillance, « disposition favorable qui aide au succès », vise à créer un cadre sécurisant, avec ses règles et ses rituels, un cadre favorable au succès des apprentissages et de la compréhension du monde : outils, matériel, supports utilisés, consignes, étayages, dialogue… tous ces gestes professionnels qui font notre quotidien et qui sont brutalement mis à l’épreuve en ce contexte de confinement.

La bienveillance, c’est aussi la reconnaissance et l’attention portée à l’individualité et à l’humanité de chaque élève : individualité par la spécificité de son parcours, de sa situation sociale, culturelle, familiale, par son bagage scolaire ; humanité par les émotions de chacun·e, et aujourd’hui, celles liées au confinement, qu’il nous semble impossible de nier. Sans nous mettre dans une posture de psychologue, nous pensons fondamental d’accepter l’existence de ces émotions, et même d’autoriser leur intrusion et leur expression en classe, sous peine de considérer la relation pédagogique et les apprentissages comme des processus purement rationnels, automatiques et automatisables, qui seraient transposables facilement dans un enseignement à distance.

La bienveillance c’est donc la différenciation : prendre le temps d'"apprendre à apprendre", regarder et écouter la personne qui se trouve en face de nous, permettre à chacun·e de travailler dans le respect de ce qu’il/elle est (le rythme, le bagage de savoirs et de compétences, les conditions matérielles, les leviers et les empêchements).

La bienveillance, c’est le « tou·tes capables », la foi en l’éducabilité de chacun·e, avec un parcours et des démarches adaptées, en comprenant et en acceptant que ce ne soit pas forcément en même temps et selon les mêmes modalités, mais en ne renonçant pas au progrès et aux apprentissages de chacun·e. Nous avons confiance en nos élèves et savons qu’elles/ils vont progresser. C’est pourquoi nous attendons d’elles/eux le meilleur possible : un travail abouti, soigné, un véritable engagement dans le travail dont nombre d’élèves font preuve chaque jour.

Mais la bienveillance, c’est aussi accepter le risque qu’à l’instant T, cela ne fonctionne pas et chercher à en comprendre les raisons, sans les résumer à la fainéantise de l’élève.

Quelles postures enseignantes la bienveillance bouscule-t-elle ?

Pourquoi donc la bienveillance envisagée comme posture professionnelle dérange-t-elle autant ? Sans doute menace-t-elle une certaine conception de l'École.

La bienveillance implique un accompagnement de proximité, une appréhension globale de l'élève envisagé·e comme une personne complexe, qui peut se réaliser et s'épanouir si on lui offre les moyens de s'exprimer. Or pour beaucoup, l'école républicaine c’est la méritocratie. Dès lors, la bienveillance est perçue comme un leurre qui empêcherait les élèves et leurs familles de se confronter au réel, à la seule réalité qui compterait : celle de leur niveau scolaire. C'est alors la conception d'une École fondée sur la compétition et la sélection qui est promue, dont les moteurs sont le stress et la peur de la note pour l'élève, la culpabilité et l'inquiétude pour les parents, l’obligation de notation pour les enseignant·es.

Il est donc naturel que, pour les tenant·es de cette vision, la « continuité pédagogique » soit la poursuite de la notation des QCM en ligne et des évaluations en tous genres. Pour elles et pour eux, le programme peut être aussi bien versé à distance qu'en présentiel pour remplir les vases creux que seraient nos élèves jusqu'à atteindre le « niveau » souhaité. Niveau jamais atteint, car il est entendu que chacun·e « peut mieux faire ». Certes, selon une telle conception, l'ordinateur peut aisément remplacer les professeur·es...

Plus largement, cette crainte de la bienveillance fait écho à un regard plus global, archaïque et, disons-le, patriarcal, méprisant et rempli de peur, sur l'enfant et l'adolescent·e, ces êtres non fini·es qu'il s'agirait de faire obéir et de dresser. En ce sens, la bienveillance est comprise - dans un contresens total - comme une absence de cadre, de lois, mais aussi comme une sorte de niaise douceur (toute féminine sans doute !) à l'égard des enfants. Elle serait évidemment synonyme de « démagogie ».

Bien au-delà de l'École, ce mépris pour la bienveillance éducative révèle plus largement celui avec lequel sont traité·es les enfants dans notre société. Il n'y a qu'à voir à quel point leurs droits, pourtant constitués, sont régulièrement bafoués (à l'École comme ailleurs). Dans l’espace public et dans la réflexion politique, c’est une place minuscule, ridicule même, que l’on accorde au bien-être et à la parole des enfants.

Comme si les aîné·es n'avaient rien à apprendre des plus jeunes. 

Vivre et construire le confinement pédagogique collectivement

Nous avons bien conscience que le confinement et l’exigence intransigeante de continuité pédagogique ont mis chacun·e dans une situation inédite d’isolement professionnel, social et humain. Que chacun·e, nous avons continué de notre mieux notre travail, avec son lot de réussites et d’erreurs, de satisfaction et d’angoisses ! Que tou·tes nous œuvrons avec le même souci de bien faire, en tentant de conserver des repères rassurants dans ce désordre anxiogène.

Le débat a été vif, dans le collectif, concernant la publication d’un tel texte : si nous étions tou·tes d’accord sur la nécessité de poser ces questions et d’expliciter notre posture, notre crainte était – est ! - de passer pour des donneurs·euses de leçon qui accablent leurs collègues et les culpabilisent. Telle n’est pas notre volonté.

Nous avons le souhait – et il est valable pour nous aussi – que la vigilance dont les professeur·es font preuve en temps normal ne disparaisse pas en temps de confinement et que chacun·e n’exige pas des jeunes une continuité d’apprentissage tout aussi impossible que la continuité pédagogique.

En dépit de cette antiphrase exprimée par le terme « continuité », cette période de confinement est une période inédite, sans comparaison possible, une période qui est dans la discontinuité même de tout ce que nous connaissons, une période qui est une redoutable épreuve pour tou·tes.

Il nous paraît donc indispensable de l’envisager comme un temps de pause face à ces diktats que sont la note et la « performance », un temps pour repenser ensemble nos logiques pédagogiques afin, le mieux possible, de mettre en leur cœur des démarches permettant de tisser du lien humain et pédagogique.

Dans ce moment que nous vivons – et sûrement moins que jamais –, il nous paraît impossible de faire et de penser « comme d’habitude » : plus que jamais nous sommes des « maîtres ignorants », selon les mots de Rancière.

Soyons donc tou·tes, dans nos bricolages, du mieux que nous le pouvons, des maîtres et des maîtresses rassurant·es et bienveillant·es. Des maîtres et des maîtresses humain·es.   

3 réflexions sur “Question vive : les postures d’enseignant·es durant le confinement”

  1. Merci pour cet article de réflexion qui interroge les postures des enseignants pendant le confinement (et au delà). Pour information, nous avons lancé une enquête pour essayer de saisir les pratiques et représentations par rapport à l’enseignement à distance, à la continuité pédagogique et aux usages du numérique. Que les enseignants soient d’accord ou opposés à la continuité pédagogique, qu’ils aient des certitudes, qu’ils doutent ou s’interrogent, les recherches ont pour but de comprendre ce moment inédit et d’essayer d’en tirer des analyses avec toute la complexité que cela représente.

    Si vous souhaitez participer à l’enquête :
    http://data.mirbole.net/enquetes.htm

    • Bonjour,
      j’ai fait le questionnaire et je le trouve d’une part très orienté sur le numérique, d’autre part laissant peu de part à la critique du numérique, justement, et englobant trop partiellement les enjeux de la continuité pédagogique. Quelle est la visée de ce questionnaire, à quoi donnera-t-il lieu, à qui seront transmis les résultats et pour quoi faire? Pourrons-nous aussi y accéder? Ce serait intéressant de voir ce qui en ressort et comment c’est utilisé.
      Merci

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