Une prolétarisation de l’enseignement de la lecture ?

By NeoBatfreak - Own work, CC BY-SA 4.0

Une dystopie ?

Imaginons un pays qui régulièrement évaluerait les savoirs et les connaissances de ses enfants et confronterait ces évaluations à d'autres pays imaginaires. Imaginons que l'émancipation l'alphab(ê)tisation collective soit son seul objectif, afin que chacun puisse lire, écrire et comprendre le minimum pour travailler et consommer. A la vue des résultats internationaux, et dans cette optique, il n'y parvient pas. Alors, il regroupe en urgence son cercle rapproché de chercheurs et de scientifiques. Leurs missions : quantifier, évaluer, modifier et construire une méthode infaillible qui permette à tou·te·s de lire et d'écrire, le minimum. Tous les utopistes sont écartés et contraints de se taire. La méthode infaillible voit le jour rapidement faisant fi de tous les protocoles qui garantissaient autrefois l'éthique de toute recherche. Un peu comme s'il avait fallu trouver un vaccin pour combattre rapidement une pandémie. Ici, le vaccin ressemble à une Méthode de lecture idéale, identique pour tout le monde (ou presque) estampillée « s'appuyant sur les recherches du moment », garantie donc par la crédibilité neuro-scientifique. Un label rouge. Les cerveaux des enfants de ce pays sont fouillés, scannés : « chaque lettre apprise passe par là puis revient par ici et s'installe dans ce coin là. Et normalement n'en bouge plus ». Normalement...

Il est décidé par les plus hautes instances que c'est la Méthode. Qu'elle portera sur sa couverture l'étendard coloré du pays et qu'elle sera distribuée dans toutes « les usines à savoir » sur tout le territoire. L'imposer sera facile, car là où règnent les injonctions, les pressions, tout va beaucoup plus vite. La résignation est facilitante. Et enfin, chaque chérubin déchiffrera le code écrit au même moment et de la même manière : sans écart, sans pas de côté et sans fantaisie. La Norme et l'Ordre. On entendra tout près des « usines », fenêtres ouvertes, les ritournelles fredonnées en chœur tirées de la Méthode. Puis seront classé·es, trié·es celles et ceux qui seront capables ou non de se soumettre à la Méthode. Trié·e·s puis séparé·e·s. Seul·es, celles et ceux vivants dans la Ville Haute, près du « Château1 » auront le loisir de ne pas succomber à la Méthode et de découvrir les joies d'antan : lire, écrire... et utiliser des métaphores...

Pas vraiment

Depuis l'automne, le ministère expérimente un manuel de lecture « maison », nommé Lego dans 350 classes sur 10 départements. Dans la suite  du guide  Pour enseigner la lecture et l'écriture au cp1 , véritable « pied dans la porte », estampillé « fondé sur l'état de la recherche », il semble que le ministère passe un nouveau cap.

Au delà de la manière de faire, dont nous commençons tristement à être habitué·e·s, l'apparition et la construction progressives à pas feutrés, d'un manuel « d'état », « officiel » et d'injonctions didactiques et pédagogiques plus générales, soulèvent bien des interrogations sur ce que pourrait signifier à moyen terme « le savoir lire », le « savoir écrire » ou tout bonnement la mission de l'Ecole elle-même. Pourrions-nous imaginer une méthode unique pour apprendre à lire ? Et qu'elle puisse être imposée par le sommet de la pyramide ?

Comme le rappelle Faïza Zerouala2, « un manuel baptisé Pour apprendre la lecture et l'écriture au CP a été édité par l'Education nationale. Du jamais vu ». Quelques années d'expérience dans l'enseignement primaire laisse présager le chemin du « message » à faire passer : du haut vers le bas sans sourciller ! Déjà ne voit-on pas les injonctions dans les classes de REP dédoublées sous forme de rencontres régulières, de visites, de suivi ? Ou ailleurs des pressions à peine déguisées sur des collègues utilisant telle ou telle méthode de lecture ? Alors s'il venait à l'idée d'un quelconque ministre de diffuser un manuel « officiel » dans les classes de CP, beaucoup de collègues accepteraient ( sans broncher) leur réification (ou auto-réification), c'est à dire leur propre transformation en simples exécutants de méthodes « efficaces » estampillées « fondées sur la recherche ». Une sorte de taylorisation des apprentissages et des méthodes de travail qui constitueraient l'amont des évaluations nationales. Du départ de la « chaine » jusqu'à sa fin, tout est maîtrisé par le sommet de la pyramide. On n'est jamais si bien servi que par soi—même...

L'idée même d'introduction d'un « manuel unique » par le ministère lui-même dévoile clairement le projet politique : une maîtrise totale de la pédagogie comme de la didactique afin que l'institution soit encore plus « muette » que sa consoeur. On est en droit d'évoquer l'imposture. Celle du discours de beaucoup de candidats à la présidentielle qui se gargarisent en théâtralisant les « beaux mots »3 pour définir l'institution scolaire à chaque passage devant les urnes : émancipation, esprit critique, confiance, bienveillance... et j'en passe.

Alors qu'en même temps, on rejoint les salles de classe, la boule au ventre, plombé·e·s par un « surmoi » institutionnel qui n'agit que par injonctions, pressions et « il paraît que4 ».

Sur la liberté pédagogique d'abord, il suffit de lire le texte de Claude Lelièvre5. Il y évoque l'autoritarisme du ministre et sa vision très personnelle de la République. Resituant dans son article le bien fondé du principe de liberté pédagogique ainsi que son historicité, elle semble succomber sous nos yeux dans l'abîme des « beaux mots » qui perdent toute signification.

La Méthode proposée est unique en s'imposant (peut-être) à tout·te·s mais elle l'est aussi dans sa forme : une seule méthode. Une méthode infaillible qui oublie néanmoins d'aborder « la compréhension 6». Alors si l'on comprend bien : savoir lire c'est décoder. Et comme le dit si bien Catherine Chabrun7 : « Ce qui compte pour le ministre, c'est que tous les enfants des milieux populaires déchiffrent et qu'ils se repèrent dans les textes utilitaires comme les programmes de télévision, la publicité et autres messages utiles à la consommation ». Nous plongeons en toute connaissance de cause dans l'inégalité par la reconnaissance implicite (voire explicite) d'une « capacité » pour les uns, d'une « non capacité » pour les autres, en paraphrasant Rancière8. « Les enfants des CP des quartiers populaires déchiffreront, ceux des écoles de centre-ville liront ».

D'un passage en REP et à la vue de l'état désastreux de la bibliothèque, nous y sommes déjà. La « porte est pour le coup, grande ouverte ».

Cette dernière « innovation » ministérielle , n'est pas sans rappeler le sort des salariés de La Poste ou de France Telecom, où le cœur du métier s'est transformé en « travail empêché 9». La profonde restructuration menée régulièrement et par « couches successives » bouscule, fragilise l'essence des métiers de l'apprentissage de la lecture, de l'écriture et de tous les savoirs. Le « T.I.N.A10 » déchire puis piétine le sens profond des savoirs émancipants.

Nous sommes dans « la catastrophe » politique et philosophique. A l'exact opposé de la pensée de Condorcet, où tout savoir émancipateur doit être à l'abri de toutes les formes de pressions, en l'occurence ici, politiques et idéologiques. L'école doit être indépendante de l'Etat. Il s'agit là d'une intrusion dans la transmission de savoirs essentiels, que sont lire et écrire.

Mais « cette révolution » ne s'arrêtera pas là. « Plus une inondation s'étend, moins son eau est profonde et plus elle est trouble. La révolution s'évapore et il ne reste que la vase d'une nouvelle bureaucratie11 ». Celle là est scientiste et pousse à l'extrême l'âge de la Raison, au détriment de celui des Lumières. L'efficacité est le leitmotiv. Ne lit-on pas dans l'ébauche du nouveau référentiel de compétences, et à plusieurs reprises « maîtriser les techniques d'enseignement efficaces » ? Qu'est ce qu'une méthode efficace dans nos métiers « impossibles » ? Ne sommes-nous dans la science fiction : entre Docteur Folamour et Frankenstein ? Entre Orwel et Huxley, mon cœur balance...

Et pourtant, l'apprentissage de la lecture, cette grande aventure...

L'aventure est partagée aussi bien pour celle ou celui qui va découvrir ce nouveau langage, que pour celle ou celui qui va être chargé·e de l'apporter, de le mettre au centre de la pièce « classe de CP ». Car c'est dans l'année de CP que tout se joue ! Voire moins, puisque les parents s'inquiètent et parlent en mois. N'avons nous pas entendu maintes et maintes fois que l'apprentissage ou l'entrée en lecture se faisait « vraiment » avant Noël ? Une absurdité qu'il faut sans cesse combattre, ou laisser aller pour pouvoir travailler sereinement et avec le temps : Le temps nécessaire pour que chacun·e entre dans ce monde inconnu, à son rythme, avec sa propre histoire d'individu unique, différent appartenant à un équipage qui prend la mer.... pour savoir lire et écrire « tout·e seul·e ». Combattre la vision utilitariste de l'école de certains grincheux qui n'ont jamais posé leurs fesses d'adultes dans une classe de CP ! Qui revendiquent le sempiternel « c'était mieux avant » !

Même une année est bien courte. Rappelons-nous en 89, les cycles ! Quelle idée merveilleuse de considérer plusieurs années pour découvrir le nouveau langage ! De la grande section de maternelle au CE1 : trois années pour découvrir, installer, conforter. Qu'avons nous fait ? Rien, puisque rien n'a bougé. Nous aurions pu espérer des « mélanges » : des enfants d'âges différents, coopérant, s'aidant... voire même apprenant seul.es ! Car c'est la réalité des classes multi-niveaux : l'adulte laisse faire en posant les choses au milieu de la pièce. Etonnant ce qu'il se passe dans une école de campagne à plusieurs niveaux. Que nenni, personne n'a lâché le sacro-saint CP! Dommage c'était une occasion inespérée de pouvoir enfin laisser tomber la polémique « redoublement vs contre le redoublement ». Le contraire opère : les écoles « intercommunales » fleurissent. De gros blocs, de vastes couloirs, de grandes cantines... Où les rencontres risquent de se transforment en « chocs12 ». Autre problème mais dans cette même trajectoire mortifère d'efficacité.

En tout état de cause : quelle joie de voir des enfants comprendre seul·e, faire des liens, décortiquer des mots, des lettres. Quel bonheur de leur confier un journal ! Qu'ils deviennent diaristes ! Qu'ils lisent aux autres ce qu'ils pensent, ce qu'ils ont vécu, ce qui les met en colère, ce dont ils rêvent. Et qu'ils comprennent que LIRE et ECRIRE ça sert à ça … aussi ! N'en déplaise aux rigoristes de l'école ! Aux rigoristes du « métier d'élève » ! Quand un enfant veut écrire des « mots d'amour », qu'il peut le faire seul·e, il aura au moins la possibilité d'un jour rencontrer la littérature et... la métaphore. De son centre il va progressivement s'en éloigner par et grâce à la force centrifuge de la littérature. Grâce à sa force centripète, il reviendra pour penser par lui même...

Quelle joie de voir un·e enfant sourire quand il prend conscience que même la lettre A a une histoire : qu'elle a commencé par une tête de vache puis elle s'est retournée. Que le E était une échelle, que le Q était un singe !

Qu'en les collant entre elles, on obtient des mots, puis des phrases, puis des pensées et des histoires !

Lire et écrire sont des permanences qui s'inscrivent dans une historicité propre à notre animalité d'humain. Ces actions sont nécessaires pour faire avec les autres. Pour faire seul·e puis dire aux autres.

Pouvons nous croire que tester sans cesse la « fluence », évaluer sur des syllabes qui n'ont ni queue ni tête, imposer une méthode avec un M, faire apprendre la comptine de l'alphabet donneront l'envie ou l'appréhension du sens fondamental du LIRE et ECRIRE ? Pouvons nous croire que des impositions favoriseront l'appropriation personnelle et intime de l'écriture et de la lecture ? Peut-on nous imposer la Méthode ?

Oui si nous optons pour un « savoir gris ou peu érotique13 » ! Mais nous laisserons-nous subtiliser l'opportunité de cette aventure là : celle qui mène de la lecture aux lettres, de l'écriture à à la pensée ?

Valéry Deloince

1https://eduscol.education.fr/1486/apprentissages-au-cp-et-au-ce1

2https://www.mediapart.fr/journal/france/291120/blanquer-teste-un-manuel-de-lecture-officiel-vers-une-caporalisation-des-enseignants

3Mireille Cifali  (2020) Tenir parole – Paris - PUF

4Mireille Cifali - ibid

5https://blogs.mediapart.fr/claude-lelievre/blog/301120/blanquer-vers-un-autoritarisme-pedagogique-ante-republicain

6Lego, une méthode de lecture made in rue de Grenelle - http://www.cafepedagogique.net/searchcenter/Pages/Results.aspx?k=lego

7Blog : http://www.catchabrun.com/2017/08/une-methode-de-lecture-peut-cacher-un-projet-politique.html

8Jacques Rancière (1987) Le maitre ignorant – Paris – 10/18 poche (edition 2014)

9Yves Clot (2015) Le travail à cœur – Paris – La Découverte (poche)

10TINA : « there is no alternative thatcherien..

11G. Janouch (1978) Conversations avec Kafka – Paris – Maurice Nadeau

12JP Lebrun (2007)La perversion ordinaire - Paris - Denoël

13Michel Foucault - https://www.youtube.com/watch?v=VjsHyppHiZM

1Référence au texte de Kafka … évidemment !

5 réflexions sur “Une prolétarisation de l’enseignement de la lecture ?”

  1. Excellente présentation de l’apprentissage de la lecture, bravo pour ce texte!
    Je me pose une ou deux questions à cette lecture :
    L’enseignant n’est-il plus maître dans sa classe ? Est-il obligé de suivre La Méthode « imposée » par le ministère ?
    Car, pour bien enseigner, il est bien évident qu’il faut enseigner selon ses propres méthodes.
    Que le ministère propose une sacro-sainte Méthode, c’est probablement utile pour des profs manquants d’imagination ou peu sûr d’eux. Mais les autres seront-ils punis s’ils refusent de l’utiliser ?

  2. Ayant enseigné de nombreuses années en CP, il me semble pouvoir assurer qu’une méthode de lecture est utile la première année pour savoir où l’on va vraiment. Mais dès la seconde année on lâche cette méthode, car on se rend très vite compte que cela peut devenir ennuyeux et pour les enfants et pour l’enseignant. C’est la personnalité de l’enseignant qui fait la méthode. On ne peut faire bien qu’avec ce que l’on aime, que ce que l’on maîtrise naturellement et là où on se sent bien. L’enfant apprend avec l’enthousiasme de l’adulte, et l’adulte s’adapte à la personnalité de chaque enfant. La lecture doit être ludique, elle doit même passer par le corps. Il n’y a pas de méthode de lecture parfaite, seule la bonne méthode est celle de l’enseignant qui y croit et qui sait faire passer les messages d’apprentissage. La méthode miracle n’existe pas, le goût de lire et d’écrire est donné par l’enseignant qui maîtrise sa « propre méthode ». Laissons les enseignants libres d’enseigner suivant leur propre ressenti.

  3. Ayant enseigné de nombreuses années en CP, il me semble pouvoir assurer qu’une méthode de lecture est utile la première année pour savoir où l’on va vraiment. Mais dès la seconde année on lâche cette méthode, car on se rend très vite compte que cela peut devenir ennuyeux et pour les enfants et pour l’enseignant. C’est la personnalité de l’enseignant qui fait la méthode. On ne peut faire bien qu’avec ce que l’on aime, que ce que l’on maîtrise naturellement et là où on se sent bien. L’enfant apprend avec l’enthousiasme de l’adulte, et l’adulte s’adapte à la personnalité de chaque enfant. La lecture doit être ludique, elle doit même passer par le corps. Il n’y a pas de méthode de lecture parfaite, seule la bonne méthode est celle de l’enseignant qui y croit et qui sait faire passer les messages d’apprentissage. La méthode miracle n’existe pas, le goût de lire et d’écrire est donné par l’enseignant qui maîtrise sa « propre méthode ». Laissons les enseignants libres d’enseigner suivant leur propre ressenti.

  4. Nos dirigeants pensent ou font monde de croire qu’enseigner c’est déverser des connaissances, comme on gaverait de la volaille, sans aucune considération de
    – qui transmet car on enseigne tous différemment en fonction de nos expériences, nos formations, notre caractère …
    – â qui on enseigne : : la clé de la réussite est la prise en compte et l’apprenant
    – du contexte : lieu de vie, milieu socio pro, rural urbain, petite ou grande école, mono ou multi niveaux ….
    Bref on veut faire d’un métier éminemment humain une rentabilité à la chaine … la taylorisation de l’école en même temps que l’ubérisation des enseignants et la marchandisation des élèves … ceux qui résistent sont malmenés car trop peu nombreux … les premiers qui ont compris ont voulu s’opposer aux évaluations nationales … aucun soutien des collègues, écrasés par la hiérarchie …

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