Humanités, littérature et philosophie : un espace de liberté et d’émancipation

"Humanités, littérature et philosophie" : un enseignement plein de promesses. Quelques réflexions de Claire Tastet et Julien T.-Marsay, membres du collectif Lettres vives, qui enseignent cette discipline.

1-Pourquoi as-tu choisi (ou pas !) de prendre en charge cet enseignement ? Quelles envies, quels espoirs y mettais-tu ?

Julien : Le choix a été conditionné par plusieurs facteurs. Primo, par une réalité toute prosaïque : les impératifs de la répartition de service. Deuxio, par un élan beaucoup plus idéologique : la facture du programme de français 1ère tronc commun qui induit un véritable rejet symbolique chez moi ! Je travaille énormément sur l’éclairage d’une autre Histoire littéraire que celle insufflée par la culture dite « légitime » : sur les autrices invisibilisées, sur les plumes décoloniales…. Dès lors, le programme du Bac français se pose comme l’antithèse de ma vision de la pédagogie des Lettres. Un programme orienté par cette histoire littéraire masculiniste héritée des jugements de Lanson et qui a, sans autre argument arbitraire que celui du regard anti « Bas Bleu », formaté et pérennisé cette vision de l’auteur mâle et blanc. Un programme qui ménage trop peu de place à l’identification pour une majorité de mes élèves, et qui ne laisse qu’une part congrue à la possibilité de nourrir une rencontre.

A contrario, celui de HLP aux épreuves plus libres, au programme thématique bien plus souple, se présentait comme un espace de liberté, de rencontre et d’invention - pour les élèves comme pour les professeur·es ! - qui correspond bien plus à ma conception du cours de Lettres.

La possibilité d’une rencontre avec le monde.

Claire : « choisi » est un bien grand mot. Disons que j’ai été choisie pour assister à la présentation / formation par l’I.P.R et la Proviseure en a conclu qu’il fallait me donner le cours. C’était d’autant plus tentant que personne ne le voulait ! Cela dit, pour être honnête, je ne m’y suis pas opposée. J’y voyais une bouffée d’oxygène face au programme de Français en Première, j’y espérais un espace de liberté et de créativité que j’y ai en partie trouvé. J’y voyais aussi une évolution de l’enseignement de découverte « Littérature et société » que j’avais expérimenté en Seconde et dont le principe de co-enseignement m’avait séduite.


2- Qu’est-ce qui conduit les élèves à choisir cet enseignement de spécialité ? Qu’en attendent-elles/ils ?

Julien : En ce qui concerne mon petit groupe de quinze, assez hétérogène dans les profils scolaires, on retrouve des invariants : l’esprit d’ouverture, la curiosité, l’inventivité. J’ai l’impression que ces élèves ont vu dans cet enseignement la promesse d’un espace autre, plus singulier, un peu différent du reste de ce cadre scolaire extrêmement pesant induit par la réforme du lycée. Une possibilité d’oxygène intellectuel et créatif mais aussi un des rares espaces potentiels d’épanouissement dans cet horizon rouleau-compresseur dessiné par la réforme du bac.

Claire : Je pense comme Julien. Dans mon lycée, il y a une évolution dans le profil et le nombre des élèves sans que je puisse bien en mesurer les causes. Nous sommes passés de 23 élèves l’année passée à 47 élèves cette année (d’1 à 2 groupes). Le profil des élèves a changé aussi. Si l’essentiel des élèves ont un profil littéraire/ sciences humaines (avec des spécialités comme SES, Théâtre, LLCE, HGGSP) d’autres n’hésitent pas à associer cette spécialité à SVT, Physique ou Maths. Les profils sont pluriels, c’est intéressant : faire bouger les lignes, si seulement la Réforme du lycée avait au moins cela de bon !

3- L’enseignement Humanités, littérature et philosophie existe donc 2019 : quelles ont été les belles découvertes de cette première année ?


Julien : La plus belle des découvertes a été ce groupe d’élèves : je suis déjà triste à l’idée de ne plus les avoir l’an prochain ! Il y en que j’ai depuis la 2de, ce sera une vraie déchirure car - oui j’ose le mot tabou ! - je crois bien qu’on s’aime toutes et tous. Grâce au premier volet du programme de 1ère, on a monté un projet avec Graine d’Orateur 93*. Cela a permis aux élèves de travailler l’oralité dans un esprit d’écoute et de tolérance : j’ai vu des métamorphoses s’opérer, des liens se créer, des regards sur soi et sur l’autre évoluer, des élèves nouant un rapport au scolaire fragile s’épanouir, prendre confiance en elles et eux. La logique n’était pas une logique de compétition et de performance, d’ailleurs l’atelier n’a nullement donné lieu à un « concours d’éloquence ».

Aussi, pendant le confinement, avons-nous jeté aux orties le programme pour nous consacrer à l’écriture collective, à travers l’écriture d’un carnet partagé. On s’est consacré à conserver le lien du groupe : c’est sûrement l’une de mes expériences d’enseignant les plus fortes. On a écrit 200 pages ensemble, quotidiennement, J’écris donc nous sommes. Ce carnet, c’était notre rendez-vous privilégié et notre refuge (des élèves continuaient même à écrire dedans une fois la période finie, n’arrivaient plus à le quitter !). Lutter contre nos solipsismes en faisant de l’écriture, une aventure collective et humaine. Leurs voix sont magnifiques, leur regard sur le monde aussi âpre que poétique : cela mériterait d’en faire un livre, que leurs voix résonnent dans le monde et que les regards portés sur ces jeunes se modifient ! On n’entend rarement leurs voix autrement que caricaturées ou stigmatisées. En cette année de terminale, on poursuit l’écriture collective dans un nouveau carnet collaboratif : La Carapace du Cancre 😉

On a également un projet de podcast en cours avec Judith Grumbach, la réalisatrice du magnifique documentaire Devenir Grand.

Claire : Je ne sais pas si on s’aime, je ne pense pas susciter ce type de relation, étant probablement trop introvertie et distante pour cela 😊 ! Mais nous avons eu du plaisir à réaliser des choses ensemble, nous avons entrepris nous aussi des projets collectifs y compris pendant le confinement (par exemple notre cabinet de curiosités dont j’ai déjà parlé sur le site de Lettres Vives, un récit à plusieurs mains où les animaux étaient les narrateurs Le Regard des autres). Cette année nous nous sommes lancés dans un grand projet de présentation des autrices invisibilisées à travers des productions numériques qui formeront une petite collection Pearltrees (projet et cours). C’est un espace où il est possible de s’épanouir par des travaux de recherche, des projets créatifs guidés, parfois sur le long terme et évalués dans leur forme aboutie. L’analyse des textes ne débouche pas seulement sur un travail type bac, elle nourrit une réflexion qui va ensuite s’incarner dans des réalisations, des productions, des écrits. On apprend en fabriquant : c’est ainsi que je conçois ce cours et je crois que les élèves apprécient ces moments.

4- Comment se croisent les trois vastes domaines que sont les humanités, la littérature et la philosophie ? Peux-tu nous raconter un moment en particulier ?

Claire : Les Humanités, on ne sait jamais trop ce qu’il faut en faire ni comment il faut entendre le terme, tant il semble aujourd’hui désuet (cf article du TLFI) ! En fait, le programme fait la part belle à la littérature antique et permet d’aborder des questions qui continuent à nourrir la réflexion contemporaine. En ce sens, malgré l’aspect rebutant du premier thème (les Pouvoirs de la parole de l’Antiquité au XVIIème siècle), le programme permet (en lui tordant un peu le cou) d’interroger le monde actuel. Idem pour le deuxième objet d’étude « Les représentations du monde du XVIème au XVIIIème ». Je crois qu’il ne faut surtout pas faire de ces corpus une fin en soi, ce serait tragique ! Les Humanités, c’est l’ouverture au monde donc regarder le passé pour affronter le présent !

Pour ce qui est du co-enseignement, il est clair qu’il fonctionne sur le mode de la co-intervention avec enseignements en parallèle. L’IPR de philosophie avait cru faire un bon mot en disant que les 2 enseignants étaient « mariés mais sous le régime de la séparation des biens ». C’est hélas ça. Peu de temps pour se concerter : cela implique une démarche de co-intervention a minima. Je m’entends bien avec mes deux collègues (une pour chaque groupe, alors que j’assure la partie littéraire pour les deux groupes !). Nous avons conçu un cours en ligne commun et nous sommes attentives à notre progression afin de ne pas nous décaler (nous veillons à traiter le même chapitre au même moment). Cela s’arrête là.

5- De la même manière que beaucoup considèrent que la philosophie devrait être enseignée dans les lycées professionnels, ne pourrait-on pas dire que l’enseignement HLP devrait être un passage obligé pour tou·tes les élèves et pas seulement réservé à quelques-un·es ?

Julien : Je ne sais pas si c’est tant cela la question : les collègues des autres spécialités pourraient peut-être penser la même chose les concernant non ?

Il me semble que cette question soulève plutôt le fait que cela se situe ailleurs : plutôt que de faire d’HLP un passage obligé, la clé tiendrait au fait de repenser l’enseignement du français, actuellement sclérosé voire nécrosé ; le faire aller dans une toute autre direction que celle qu’il a pris récemment, de façon extrêmement injonctive (cf. la répression à l’œuvre contre les collègues de Melle ou de Bordeaux qui se sont opposé·es à la réforme !). Revenir à des formes d’écriture et de lecture plus libres notamment (écrits d’invention, carnet de lecture, confection d’anthologies personnelles, projets d’écriture collective, partages de lectures…), travailler la pédagogie critique (cartographies des controverses…) etc. Inspirons-nous de ce cheval de Troie de la réforme pour inventer, ré-inventer plutôt que de remâcher !

Claire : Entièrement d’accord avec Julien ! J’ajouterais que le fait que HLP ne soit pas une spécialité très populaire nous préserve : nul ne semble se soucier de ce que nous y faisons (à commencer par l’Institution) et cela garantit notre liberté !


Propos recueillis par Jacqueline Triguel

Une réponse à “Humanités, littérature et philosophie : un espace de liberté et d’émancipation”

  1. Merci pour ce partage, et l’ouverture sur cet espace pédagogique qui redonne de l’espoir.

    (Juste une remarque, avec le sourire : j’espère que si Claire avait répondu avant Julien, c’est Julien qui aurait un peu moins parlé et aurait saisi l’occasion de dire « Je pense comme Claire » 🙂

    Julie.

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