Enseigner la conjugaison comme un système

Les pistes explorées dans cette proposition ont commencé à prendre forme dans mon esprit pendant les cours de Jacqueline Authier-Revuz. Elle sut nous donner les cartes pour explorer les réseaux fascinants de la construction du sens, hommage lui soit ainsi rendu.

Le système verbal de la langue française

Nous autres, enseignants le français, avons beaucoup de chance : le système verbal de la langue française est profondément cohérent.

Une grammaire qui fait autorité depuis sa parution, la Riegel Pellat Rioul, propose une distribution en formes simples et composées. Voici comment sont décrites les formes simples : elles sont « constituées, à tous les modes, d’un radical et d’une désinence soudées ». Les formes composées sont quant à elles décrites comme suit : « Quand l’auxiliaire employé est le verbe être ou le verbe avoir, associés à un participe passé, on parle de formes composées (ou temps composés) du verbe, par opposition aux formes simples. »

Dans La Grammaire du français de Delphine Denis et Anne Sancier-Château, au Livre de Poche (1994), on lit ceci : « les formes composées et surcomposées de la conjugaison sont obtenues au moyen des auxiliaires être et avoir, conjugués au temps simple requis et suivi de la forme adjective du verbe.

Dans la Grammaire descriptive de la langue française de Roland Eluerd, publiée chez Nathan Université en 2002, et dont l’approche est en grande partie sémantique, on trouve les observations suivantes : « L’opposition entre l’aspect non accompli et l’aspect accompli (ou achevé) est exprimée par les couples temps simple/temps composé. » (p.99) puis : « Aux formes simples (temps simples) la forme verbale comporte le radical et la désinence. (…) Aux formes composées (temps composés), la forme verbale comporte l’auxiliaire être ou avoir suivi du participe passé du verbe conjugué. » (p.106)

Dans Pour enseigner la grammaire de Roberte Tomassone, on trouve la remarque suivante : « A l’intérieur de chaque mode, les temps se répartissent également entre formes simples et formes composées ; il existe un parallélisme rigoureux entre les deux ; à chaque forme simple correspond une forme composée dont l’auxiliaire est au même temps que la forme simple. » (p.280) S’y ajoute cette remarque : « Pour tous les modes, l’alternance minimale entre les formes simples et les formes composées traduit dans la terminologie une opposition présent/passé. » (p.280)

Dans leur Grammaire du Français classique et moderne, Wagner et Pinchon, indiquent : « toute forme verbale, à n’importe quel mode, présente deux aspects au moins, auxquels on donne communément les noms de forme simple et de forme composée. » Les formes simples sont « celles dont les désinences (modales, temporelles, personnelles) sont portées par le radical du verbe. » ; les formes composées sont celles dont « les désinences (modales, temporelles, personnelles) sont portées par l’un des auxiliaires, être ou avoir, qui sert à conjuguer le verbe. » (p.225) Ils observent « la correspondance régulière, à travers toute la conjugaison, des deux formes, simple et composée. » (p.240)

Sur la forme composée, les auteurs ajoutent cette remarque : « les formes composées expriment l’aspect accompli à tous les modes du verbes » (252). On voit que les auteurs préfèrent parler de forme et relèguent dans des parenthèses l’expression courante de temps. Essayons d’expliquer pourquoi.

Le temps se repère dans la désinence du verbe, c’est-à-dire la partie du verbe qui vient après le radical et qu’on nomme traditionnellement terminaison. La désinence verbale se comporte trois informations : sur le temps, sur la personne et sur le nombre. Par exemple, la marque de l’imparfait dans la désinence verbale est (à l’écrit) -ai- ou -i-.

Dès lors, une différence essentielle entre les formes simples et composées est que cette information sur le temps bascule du verbe à l’auxiliaire (je mangeais => j’avais mangé). On en conclut évidemment que, même si on garde la définition courante de l’indicatif, on n’y trouve non pas huit mais bien quatre temps : le présent, l’imparfait, le passé simple, le futur. Chacun de ces temps se déclinant sous deux formes, simple et composée. En faisant appel à la cohérence, on pourrait alors décider d’apprendre les désinences comme une sorte de jeu de construction.

En classe : amener les élèves vers une observation intelligente de la langue

L’auteur de ces lignes a lui-même pratiqué, en accompagnement personnalisé, une séance de ce type sur les désinences. Pour commencer la séance on écrit sur des papillons cartonnés destinés à être aimantés au tableau les différentes composantes du verbe. Les radicaux verbaux étaient écrits sur des papillons blancs : un pour le premier groupe, un autre pour le deuxième et différents verbes pour le troisième (un en -oir, un en -ir, un en -re). On écrit les morphèmes de temps sur des papiers rouges, les morphèmes de personne et de nombre sur des papiers bleus, les élèves viennent alors construire les formes verbales en aimantant les étiquettes sur le tableau, selon la consigne donnée par leurs camarades.

Rapidement, ils découvrent quelques principes, notamment la nécessité de produire, pour les verbes du deuxième groupe, un papillon avec l’infixe -iss- pour l’imparfait (on observe alors qu’on retrouve le même infixe dans les participes). Ils découvrent aussi que le passé simple « porte bien son nom » puisque dans l’immense majorité des cas, la voyelle dépendait de l’infinitif (-er donne -a- ; ir, -i ; oir, -u ; tenir, venir, -in-). On peut aussi, mais je le fais dans une autre séance, remarquer la distinction qui se fait entre les deux premières personnes et la troisième, qui exclut systématiquement le -s ; cela permet d’aborder la question de l’énonciation et la différence entre le système déictique et le système anaphorique.

Cette séance nous semble présenter plusieurs intérêts : une maîtrise des conjugaisons liées à l’observation intelligente et à la recherche de cohérence, acquisition sans doute plus solide qu’un simple « par cœur » et aussi l’initiation à une démarche de type linguistique, plus proche de l’Observation Raisonnée de la Langue que du bescherelle. Du reste, on peut essayer, avec les élèves, sitôt le principe compris, d’avoir une approche un tantinet critique.

D’abord en observant les irrégularités, comme ces verbes en -ir qui ont un passé simple en -u-, et expliquer celles-ci par l’usage, par l’étymologie, etc. La curiosité nourrissant alors la connaissance, et non l’inverse. Cela implique toutefois de tolérer par la suite, dans les copies, les « erreurs régulières » comme un passé simple de courir conjugué en -i-. Le contrat passé avec les élèves est le suivant : on relève l’erreur, mais on ne pénalise pas. Ceci est marqué par un code graphique (ER).

Ensuite en observant le système et en faisant un constat critique fort.On trouve souvent ce tableau riche d’enseignements :

Forme simple Forme composée
Imparfait Plus que parfait
Passé simple Passé antérieur
Présent Passé composé
Futur Futur antérieur

 

En premier lieu, il montre la cohérence du système. Quatre temps, deux formes, huit possibilités. Pour distinguer ces différentes formes sans prêter à confusion, la grammaire de Damourette et Pichon propose la jolie expression de « tiroirs verbaux ». Pour un radical verbal, huit possibilités de l’habiller rangées dans ces beaux tiroirs.

En second lieu, il montre une « folie terminologique », au sens premier du terme. La distinction entre imparfait et plus que parfait joue sur la dimension aspectuelle, elle-même erronée, puisque la forme composée est en fait plutôt un parfait, le nom plus-que-parfait pouvant alors, à la rigueur correspondre à la forme surcomposée de l’imparfait. Les formes du passé et du futur jouent sur une dimension sémantique (le sens d’antériorité de la forme composée), tandis que la désignation de la forme composée du présent combine une considération formelle (composé) et une approximation sémantique (l’antériorité désignée par le mot passé).

Une fois cette question des désinences à peu près maitrisées, on peut donc aborder la question des formes. Seulement, cela implique un travail sérieux de réflexion sur la nécessité de la cohérence, lequel travail donnerait lieu à une véritable réforme de la terminologie. Plusieurs solutions s’offriraient à nous.

On pourrait réécrire la terminologie à partir de considérations formelles :

Formes simples Formes composées
Présent simple Présent composé
Futur simple Futur composé
Imparfait simple Imparfait composé
Passé simple Passé composé

 

Ou bien en insistant sur la dimension aspectuelle :

Formes simples Formes composées
Présent inaccompli Présent accompli
Futur inaccompli Futur accompli
Imparfait inaccompli Imparfait accompli
Passé inaccompli Passé accompli

(on pourrait aussi remplacer inaccompli par inachevé)

Ou encore, peut-être encore plus simple, sur la dimension sémantique :

Formes simples Formes composées
Présent immédiat Présent antérieur
Futur immédiat Futur antérieur
Imparfait immédiat Imparfait antérieur
Passé immédiat Passé antérieur

En jouant ainsi, lors d’une séance en classe, à la fois sur les étiquettes du système verbal et sur la situation de l’action sur une frise chronologique, on peut rendre sensible la cohérence du système verbal français, le reste n’étant, effectivement, qu’une question d’habitude et de pratique.

Dans les modifications des programmes de cycle 3 de l’école, on trouve, dans la partie « acquérir l’orthographe grammaticale », quelques propositions qui vont dans ce sens : « distinguer temps simples et temps composés », « connaître les régularités des marques de temps et de personne », « connaître les trois groupes de verbes ».

On voit, dans la colonne « Exemples de situations, d’activités et d’outils pour les élèves », la proposition : « comparaison et tri de verbes à tous les temps simples pour mettre en évidence : les régularités des marques de personnes (marques terminales) ; les régularités des marques de temps (imparfait, futur, passé simple, présent de l’indicatif, présent du conditionnel, présent de l’impératif) ; l’assemblage des temps composés. »

On s’interroge pourtant sur la liste des temps à « mémoriser », qui ne comprend que deux formes composées, le passé composé et le plus-que-parfait. Il semble bien que la « distinction des temps simples et des temps composés » soit envisagée plus comme une force de l’habitude que comme un principe de cohérence.

Mathieu Billière

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