Élitiste, maximaliste et dogmatique

Le texte qui suit relate une anecdote à laquelle j’ai été confronté il y a déjà longtemps, mais qui, au vu des discours tenus ici et là, et jusqu’au ministère, sur « la dictée », me parait pouvoir contribuer à la réflexion sur ce sujet. L’académie où je travaillais alors organisait annuellement un championnat d’orthographe, réservé aux élèves, dont je dénonçais le caractère de compétition-spectacle. Cette année-là, le texte choisi m’a offert d’autres arguments pour protester auprès des autorités académiques …

A.C.

« Il viendra bien, le temps où disparaîtront la notion de “faute” et le zéro en orthographe… »

Nina Catach, L’orthographe française, Nathan, 1986 

Pour ce championnat académique d’orthographe, une première dictée devait sélectionner parmi les élèves de l’académie ceux qui seraient admis à participer aux épreuves du championnat proprement dit. Le texte choisi était intitulé Les enchantements de la mémoire et accompagné de la mention : « d’après Antoine de Saint-Exupéry ». Pour les élèves de CM2 et de 6e, la dictée s’arrêtait à mi-parcours ; pour les autres (5e et au-delà), le texte continuait ainsi :

Il était, quelque part, un parc chargé de hauts sapins noirs et de tilleuls vert tendre aux effluves parfumés, et une vieille maison dont j’aimais les briques rougeâtres. Peu importait qu’elle fût éloignée ou proche, qu’elle ne pût ni me réchauffer dans ma chair, ni m’abriter, réduite ainsi au rôle de songe ; il suffisait qu’elle existât pour bien remplir ma nuit de sa présence. Je n’étais plus ce corps échoué sur une grève, je m’orientais, j’étais l’enfant de cette maison, plein du souvenir de ses odeurs, plein de la fraîcheur de ses vestibules, plein des voix surannées qui l’avaient animée… J’avais besoin de mille repères pour me reconnaître moi-même, pour découvrir de quelles absences était fait le goût de ce désert, pour trouver un sens à ce silence fait de mille silences.

Une lecture rapide laissait reconnaître un extrait de Terre des hommes. Erreur pourtant, car il ne s’agit pas du texte de Saint-Exupéry, mais d’un texte arrangé « d’après Saint-Exupéry ».

Voici en effet l’extrait originel de Terre des hommes :

Il était, quelque part, un parc chargé de sapins noirs et de tilleuls, et une vieille maison que j’aimais. Peu importait qu’elle fût éloignée ou proche, qu’elle ne pût ni me réchauffer dans ma chair, ni m’abriter, réduite ici au rôle de songe ; il suffisait qu’elle existât pour remplir ma nuit de sa présence. Je n’étais plus ce corps échoué sur une grève, je m’orientais, j’étais l’enfant de cette maison, plein du souvenir de ses odeurs, plein de la fraîcheur de ses vestibules, plein des voix qui l’avaient animée. Et jusqu’au chant des grenouilles dans les mares qui venait ici me rejoindre. J’avais besoin de ces mille repères pour me reconnaître moi-même, pour découvrir de quelles absences était fait le goût de ce désert, pour trouver un sens à ce silence fait de mille silences, où les grenouilles mêmes se taisaient.

On peut se demander quelle raison – ou quelle prétention …– a bien pu pousser à modifier le texte de Saint-Exupéry en ajoutant deux mots sans intérêt orthographique particulier : hauts (« hauts sapins noirs ») et bien (« bien remplir ma nuit ») et en faisant disparaître les grenouilles …

Mais les autres ajouts montrent clairement les intentions des créateurs de cette dictée : après « tilleuls » la notation chromatique « vert tendre », couple d’adjectifs dont l’invariabilité constitue une exception à la règle générale d’accord ; le complément « aux effluves parfumés », cliché doublé d’un pléonasme dont le seul rôle ici est de permettre de sanctionner les candidat-e-s qui ignorent qu’effluve est un nom masculin ; « dont j’aimais les briques rougeâtres », remplaçant le simple « que j’aimais » pour introduire une difficulté d’orthographe d’usage avec l’accent circonflexe de –âtre ; enfin, « surannées », adjectif d’emploi peu fréquent (considéré comme « littéraire » par Larousse et « vieux » par l’Académie) ajouté après « voix ».

On a donc délibérément introduit dans ce texte, sans souci de sa cohérence d’exposition, exceptions et termes rares. Mais il y a plus inquiétant si on examine de plus près ces ajouts.

A l’entrée effluve, le Larousse indique certes « nom masculin », mais précise immédiatement : « parfois féminin au pluriel » ; Le bon usage de Grévisse classe ce mot dans les « noms douteux » pour le genre, et donne de nombreux exemples de son emploi féminin au pluriel (chez Hugo, Balzac, Flaubert, etc.), précisant : « il tend à passer au féminin ». Pourtant, l’ajout de cette expression ne s’explique que par la volonté des organisateurs de ces championnats de sélectionner un élève de 5e en fonction de sa connaissance du genre masculin de ce nom …

Quant à rougeâtres, l’arrêté du ministre de l’éducation René Haby en date du 28 décembre 1976 sur les tolérances grammaticales ou orthographiques préconisait déjà (annexe, § 32) : « On admettra l’omission de l’accent circonflexe sur les voyelles a, e, i, o, u dans les mots où ces voyelles comportent normalement cet accent, sauf lorsque cette tolérance entraînerait une confusion entre deux mots en les rendant homographes » … Là encore, on va évaluer un élève de 5e sur un accent circonflexe, qui fait l’objet depuis longtemps d’une tolérance officielle, et sur lequel le Conseil supérieur de la Langue française, dont les « Recommandations » ont servi de base aux « rectifications » entrées en vigueur en 1991, écrivait (Journal officiel du 6 décembre 1990): « L’emploi incohérent et arbitraire de cet accent empêche tout enseignement systématique ou historique. […] il ne convient pas d’en rester à la situation actuelle : l’amélioration de la graphie à ce sujet passe donc par une réduction du nombre de cas où le circonflexe est utilisé. » Et le Conseil supérieur mentionnait précisément un adjectif en -âtre (noirâtre) comme exemple de cette incohérence.

On a donc sélectionné des élèves de 5e sur la base d’un « nom douteux » et d’un accent à l’emploi « incohérent et arbitraire » qu’on a ajoutés exprès à un texte littéraire. Les trois imparfaits du subjonctif et les huit accents circonflexes du texte initial de Saint-Exupéry ne suffisaient pas …

Devant une telle conception de l’orthographe et, partant, de son apprentissage, on ne peut que rappeler ce qu’écrivait il y a trente ans Nina Catach, référence incontestée en matière d’orthographe : « Un enfant de huit ans, en Espagne, en Italie, dans la plupart des pays qui nous entourent, écrit à sa grand-mère sans problèmes. Comme on sait, tel n’est pas le cas en France, même à quinze ou seize ans parfois. Pourquoi ? Parce que notre orthographe est difficile ? Parce qu’elle est enseignée dans de mauvaises conditions, ou mal enseignée ? Peut-être, mais surtout parce qu’elle est mal conçue, de la base au sommet, de façon élitiste, maximaliste et dogmatique. Ce sont donc avant tout les mentalités qu’il faut changer ».

Alain Chevarin

Une réponse à “Élitiste, maximaliste et dogmatique”

  1. merci pour cette analyse. Certains adultes aiment visiblement le saut d’obstacle, au point de l’imposer aux enfants. C’est humiliant pour les enfants, et que dire des adultes? Ils continuent à juger des fautes, au lieu de relever de simples erreurs. Ils continuent de poser des notes à des élèves, au lieu d’évaluer des copies.
    L’enseignement du français, quel chantier!
    Laurence Greck

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