Le journal de classe est couramment mis en œuvre dans le 1er degré, mais beaucoup moins présent dans le 2nd degré, comme pas mal de pratiques inspirées de la pédagogie Freinet, à vrai dire.
Les écueils souvent mis en avant sont le manque de temps, le peu d’heures passées avec les élèves et, bien évidemment, le sacro-saint programme !
Moi-même, je ne l’avais pas pratiqué avant aujourd’hui ! Faute de temps pour y penser, et ne voyant pas trop comment le mettre en œuvre.
Mais m’y voilà, nous y voilà et je ne peux que constater à quel point tout s’emboîte naturellement, à quel point tout ce que nous faisons depuis le début de l’année en classe trouve naturellement sa place dans le journal scolaire. Nombre de collègues freinétistes parlent du « pas après pas », évoquent la logique d’ensemble de cette pédagogie, cette « méthode naturelle » qui n’est pas qu’une somme d’outils et de techniques, mais aussi un état d’esprit qui met la vie de l’enfant en son centre.
Et en cette période de confinement dû à une pandémie, quoi de plus important que de mettre la vie au centre de nos pratiques, que de la célébrer ?
Le tourment du travail scolaire en période de confinement
Depuis le début du confinement, comme beaucoup, je suis tourmentée non seulement par les inégalités qui trouvent dans la « continuité pédagogique » leur expression la plus brutale, mais également par le sentiment d’isolement et d’exclusion que peuvent ressentir les élèves empêché·es d’étudier, quelles qu’en soient les raisons.
Réfléchir, seule ou avec d’autres, écrire pour apaiser une conscience éthique malmenée, lire pour chercher des alternatives pédagogiques, débattre, pousser des coups de gueule aussi pour que chacun·e sorte de la sidération pour ne pas se laisser écraser.
Et à côté, proposer des activités aux élèves, tout en sachant que je ne les toucherai pas tou·tes, les faire lire, les faire écrire, mais surtout les pousser à continuer à vivre, à profiter de la beauté du ciel, de leurs proches, les aider à évacuer l’angoisse du moment présent en installant des rituels apaisants ou distrayants, leur permettre d’oublier quelques minutes l’urgent et écrasant travail scolaire.
Quels travaux ai-je proposés en français ? Terminer la lecture d’une pièce commencée en classe, avec des questions guidantes, dont je fournis le corrigé ; combler des lacunes en conjugaison ; faire des exercices d’écriture ; rédiger des textes libres ; apprendre un monologue de théâtre ; regarder quelques extraits de mise en scène et y réagir ; se mettre soi-même dans la peau d’un·e metteur·euse en scène…
Et à côté de cela, proposer chaque jour une énigme, pour rattraper celles et ceux qui ne s’engagent pas dans le travail et les y accompagner en douceur ; titiller leur côté créatif en leur demandant de l’aide pour créer une liste d’activités à faire pour bien vivre le confinement ; rappeler la solidarité qui s’était créée dans la classe en demandant aux plus jeunes d’écrire quelques phrases d’encouragement à l’attention de leurs aîné·es de 3ème apparemment submergé·es par le travail ; oser leur demander si tout se passe bien à la maison et si elles/ils veulent partager des récits de confinement.
Tout cela, de manière libre, sans évaluer autrement que par des conseils et des points de méthodes, sans culpabiliser pour un quelconque manque de travail ou d’implication. Comment le pourrais-je, dans cette situation où j’ignore 95 % de leurs conditions de travail ?
(Re)Lier les élèves et les classes
Ceci étant posé, il me manquait toujours le lien… Le lien entre les élèves d’une même classe, le lien entre les élèves de toutes mes classes, qui fréquentent la même salle, qui se répondent sur le mur des débats que nous avons mis en place, qui feuillettent les mêmes livres dans la même bibliothèque ouverte, qui voient les expositions préparées par les autres élèves.
Un simple retour sur les activités présentes et passées, des messages qui défilent sur la liste du GD75 de l’Icem et l’ampoule d’un coup s’allume : oui ! Un journal de classe, non, un journal de trois classes !
Outre les objectifs pédagogiques liés à ma discipline, j’y voyais l’occasion de récréer ce lien mis à mal par cette « continuité pédagogique » qui veut que chacun·e, jeunes comme adultes, travaille seul·e devant son ordinateur, dans un chacun·e pour soi totalement contraire à notre quotidien : conseils individuels, suivi individuel, activités conçue par un·e prof pour une classe. Si nous n’y prenons pas garde, c’est bien au triomphe de l’individualisme que nous risquons de participer, bien malgré nous, comme beaucoup de choses dans cette « continuité pédagogique ».
Que contient donc « 3 classes dans 1 journal » ?
- des images : celles rappelant le quotidien : le collège, le parc voisin où est organisée chaque année la « Course contre la faim » ou des dessins envoyés par les élèves ;
- des récits de confinement, touchants, remuants,ou amusants !
- des textes libres, imaginaires ou non ;
- une rubrique détente : « comment s’occuper pendant le confinement ? » avec les idées récoltées chez les élèves / énigmes et humour, toujours proposés par les élèves / recettes à tester
- une sorte de rubrique d’expression libre : « j’ai aimé, je n’ai pas aimé » / « quand les 6ème et 5ème s’adressent aux 3ème pour les encourager »
- une rubrique sur la lecture et l’écriture, avec des « le saviez-vous ? » insolites, qui peuvent piquer la curiosité des élèves tout en leur apportant quelques connaissances sur l’histoire de l’écriture, de la lecture et des écrivain·es.
- une rubrique « découvertes du côté des arts ».
- … la vie fera naître d’autres rubriques, assurément !
Le matériau, je l’avais donc déjà avec les productions des élèves, je n’ai fait que la mise en forme et peut-être des incitations à participer auprès de quelques élèves, afin d’enclencher leur reprise de contact avec l’école.
Maintenant, j’espère que les contributions des élèves se poursuivront et s’étendront aux plus grand·es, qui me semblent bien trop individualistes. Mais... c’est aussi une forme de protection alors, je ne forcerai pas.
Et du côté des adultes ?
Le lien entre les élèves, nous le tenons. Et, à voir les réactions des élèves, c’est plutôt bien parti !
Reste l’équipe pédagogique de chaque classe, totalement fragmentée par la continuité pédagogique, assommé·es que nous sommes tou·tes par les injonctions et la somme de travail terrifiantes de cette « continuité pédagogique ».
J’ai fait le choix de diffuser le journal aux collègues des 3 classes concernées et de les appeler à participer à ce journal. Plusieurs ont répondu présent·es, proposant des idées enthousiasmantes en arts, en éducation physique et sportive, en sciences et vie de la terre et je suis sûre que d’autres y viendront, aujourd’hui, demain ou dans les années qui viennent (hors confinement!).
Je trépigne d’en savoir plus, de voir les productions des élèves et de monter les prochains numéros !
Et les apprentissages ?
Certain·es diront « c’est bien joli tout ça, mais c’est gadget ! Et les apprentissages, et les programmes ? »
Tout est source d’apprentissage dans le journal : pour les élèves qui le font, pour les élèves qui le lisent, pour les adultes qui les accompagnent !
Il y a l’écriture, la lecture, évidemment, mais aussi la recherche et la sélection d’informations, la mise en schéma, le raisonnement et la logique, sans compter les apprentissages propres à chaque discipline impliquée dans le journal (quelle activité en science pour être partagée tout en permettant l’acquisition d’un point particulier ? Laquelle en histoire…?).
Et la destination, essentielle dans le journal car on écrit pour être publié·e, pour être lu·e, change fondamentalement le rapport aux savoirs, à l’écriture, au travail.
Sans être une spécialiste du journal scolaire, je pense que nous tenons là une manière de surmonter quelques écueils liés à la « continuité pédagogique », en permettant de consolider des apprentissages tout en ne niant pas la vie telle qu’elle a été bouleversée et les liens qu’il faut préserver entre les êtres.
Jacqueline Triguel