Pratiques du journal en Première

Un journal pour dire l’émotion

Je travaille cette année avec deux classes de 1ère et une classe de BTS deuxième année.
Les élèves à leur arrivée en 1ère ont pris l'habitude du lycée et les plis ordinaires dans une classe à 35 élèves. Ils découvrent comme moi la réforme du bac et avec moi, ils découvrent des pratiques qui leur sont étrangères, comme le conseil de coopérative, le texte libre, le travail individualisé.

Difficile pour eux de vivre ensemble ces nouveautés, sans fabriquer un amalgame à hauteur des difficultés rencontrées et du malaise qu'elles suscitent. J'ai voulu passer ce cap en protégeant les moments d'expression personnelle dans la classe, notamment le texte libre, bien éloigné des injonctions officielles du bac de français, ancien et nouveau. Je voulais également donner une forme lisible, qui matérialise l'expérience et donne une représentation concrète de ce que nous étions en train de vivre ensemble. Ces moments à la fois dérisoires et gratifiants, lourds de leur pesant de sens et d'émotions.

Un journal donc, hebdomadaire, qu'on anticipe et qu'on relit, pour ouvrir une nouvelle temporalité, rivalisant avec le temps convenu et subi de l'institution.

Un journal pour affirmer par la trace écrite, le lien souvent volatile entre deux expériences littéraires : l'écriture et la lecture d'un texte libre dans la classe et la lecture d'un texte d'auteur pour le bac.

C'est la première raison qui a fondé l'existence de ce media et qui a permis de le réactiver quand sa périodicité s'espaçait : dans un conseil en janvier, l'une des classes de 1ère a réclamé une parution qui tardait. Ça m'a fait bien plaisir.

Les élèves avaient goûté et tenaient à l'émotion d'écrire, de lire en classe le texte tout chaud pondu, à relire dans le journal le texte qui prenait une autre existence. Ils possédaient désormais la connaissance de ces trois émotions littéraires , dignes d'être mises en parallèle avec le travail et les satisfactions d'un auteur.

Le journal et le conseil pour résister à un réel insupportable

Nous nous sommes appuyés sur ces moments partagés pour endurer ensemble, le plus sereinement possible, les moments où l'inventivité, la bonne volonté ne suffisaient pas à donner sens à l'injonction artificielle de la méthode et du programme. 24 explications linéaires, LE commentaire, LA dissertation, 8 lectures obligatoires, une présentation d’œuvre en 2 min chrono à l'oral... les occasions de se serrer les coudes dans l'adversité ne nous ont pas manqués.

Autre appui pour résister : le conseil. C'est le moment où on partage la connaissance des difficultés, à défaut d'en maîtriser toujours la résolution. Cette année où je suis engagée dans une protestation contre la réforme, cette institution dans la classe aura été particulièrement nécessaire pour me déposséder d'une parole dont j'aurais fait spontanément un usage maladroit, voire carrément à contre effet.

Dans le conseil, le cadre de travail est proposé et on voit quelle marge de manœuvre on s'autorise et pourquoi. Quelles contraintes nous pèsent dessus, qui fait quoi pour mieux les supporter.

J'ai parfois eu l'impression que cette procédure habituait les élèves à endurer l'intolérable, à raisonner dans l'irrationnel, notamment en vie de classe au moment des E3C menés dans mon lycée avec une conscience professionnelle telle qu'elle nous a valu les félicitations de notre proviseur martelées dans chaque conseil de classe.

Gros doute persistant sur la pédagogie de la résistance en classe.

Le journal en temps de confinement, une trace de la vie collective

Là-dessus, confinement.

On nous parle de classes virtuelles, et je sens l'anxiété monter devant l'obligation de manipuler de nouveaux outils numériques. Les étudiants de BTS, les garçons de la maisonnée m'invitent régulièrement à regarder leurs écrans, leur memes, leurs tweets, leurs snaps, leurs videos, leurs réseaux. Je veux bien regarder, écouter, questionner, reconnaitre que bat ici une pulsation de vie ; quant à pratiquer, c'est une autre affaire. Se sentir gourde et gauche est une expérience utile pour vivre des expériences proches de celles des élèves en apprentissage, mais une demi-heure de ping pong ou de flûte me donne le même effet, l'oxygène en plus.

Inquiétude. Comment entretenir ces relations individuelles et collectives qui tenaient dans la classe beaucoup de l'informel et du non verbal et qui permettaient d'accueillir, de relancer, de raccrocher une personne, lorsque la vie extérieure ou intérieure à l'école la malmenait ?

Et puis, la curiosité, l'envie d'aller de l'avant qui demeure ; et puis, les réseaux se sont organisés.

Je me suis rassurée en lisant les échanges sur la liste de l'ICEM :"On va continuer à faire ce qu'on sait faire et le travail va continuer". C'était simple au final dans cette période de grande confusion : il fallait faire confiance aux outils mis en place et surtout, faire confiance aux élèves.

Dès la première classe virtuelle, j'ai donc ouvert l'accès aux divers moyens d'expression (chat, audio, video), affiché un ordre du jour, demandé qui était responsable du temps et de la parole, comme dans la classe. Effectivement, ce sont eux qui m'ont appris à me servir de certaines fonctionnalités. Ils m'ont également invitée sur discord, une plateforme de conversations autour des jeux videos, car c'est là qu'ils se retrouvent. Ils m'ont guidée, "sans se moquer" comme on dit dans la classe. Les échanges interpersonnels sur discord à l'image des échanges informels dont je bénéficiais parfois au lycée prolongent les moments collectifs de classe virtuelle.

La prise de notes durant la classe virtuelle est devenue le journal de la classe. Il tient à la fois du cahier du conseil et du journal de cours. Il contient en effet les décisions prises, notamment sur le plan de travail collectif, des contenus du cours et les productions d'élèves qui ont été présentées. Les absents à la séance de classe virtuelle le reçoivent ainsi que l'équipe enseignante.

Des échanges interpersonnels forts en émotions se nouent entre certain.es. élèves et moi autour d'un texte, d'un dessin à présenter. J'associe systématiquement cet échange au temps de présentation en classe, comme je le faisais au lycée : la diffusion dans le journal participe de cette objectivation de la production, dans cet équilibre paradoxal entre dramatisation vécue dans le groupe et dédramatisation des enjeux purement égocentrés de l'expression personnelle. Mon rôle se résume à faire le lien entre la personne et le groupe et à produire en écho une œuvre littéraire, picturale, philosophique. Je reçois les textes et les dessins et dans le même temps, ils ne me sont pas destinés et je tiens à le signifier en acte clair, dans ce temps d'écrans et de grand désarroi qui nous expose tous et toutes. Le journal matérialise cette intention impossible à verbaliser autrement.

J'ai espéré un moment que l'équipe enseignante s'empare de cette occasion d'échanger sur diverses façons d'associer les élèves au travail. Cela ne s'est pas exactement passé de cette façon : la parole des élèves sur leurs résultats obtenus lors des E3C a fait émerger les postures antagonistes de la salle des profs. Ensuite, les propos ministériels ont déclenché une autre vague de contagion. Le quotidien d'un prof de lycée confiné est actuellement hérissé de pics critiques au-dessus d’abîmes insondables : comment coefficienter un travail qu'on n'a pas le droit de noter ?

Alors que la réforme alimente la croyance en l'évaluation comme seul signe du travail, et confond le contrôle continu avec le contrôle permanent, les enseignants confinés ne savent plus à quelle sacro sainte note se vouer.

Marlène Pineau

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