Une évaluation en mots

Pratiques d'enseignantes de français en pédagogie Freinet au second degré

Les invariants de Célestin Freinet

INVARIANT n° 19 : Les notes et les classements sont toujours une erreur.

INVARIANT n° 10 bis : Tout individu veut réussir. L'échec est inhibiteur, destructeur de l'allant et de l'enthousiasme.

INVARIANT n° 13 : Les acquisitions ne se font pas comme l'on croit parfois, par l'étude des règles et des lois, mais par l'expérience. Étudier d'abord ces règles et ces lois, en français, en art, en mathématiques, en sciences, c'est placer la charrue devant les bœufs.

Pour lire le texte intégral : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/les-invariants-pedagogiques


Le témoignage de Coraline, enseignante au Lycée Pasteur de Lille

D'où l'idée est venue

Nous sommes un groupe de professeurs engagés en pédagogie Freinet depuis 4 ans maintenant. Lectures, formations, rencontres avec d’autres établissements. Tout cela fait réfléchir. Nous avions visité à Bruxelles « De l’autre côté de l’école », un établissement Freinet du secondaire. J’en étais revenue avec une formule : « Pas de notes mais des canapés ». Ces collègues belges ont en effet développé un espace de travail chaleureux où l’attitude de travail ne rime pas avec dos droit et chaise dure mais est bien présente. J’ai donc décidé de ramener un canapé dans ma classe et de renoncer aux notes comme j’en avais envie depuis longtemps. Mes collègues n’étaient pas prêts, moi si, et je n’avais plus envie d’attendre, convaincue que l’évaluation est un levier énorme de conservatisme ou de changement.

La pratique au fil de l'année

Depuis la rentrée 2019, j’ai décidé de ne noter que les apprentissages par cœur (textes à apprendre par cœur, leçons). Pour tous les autres travaux, qui mettent souvent en œuvre des compétences plus complexes, j’évalue soit à l’oral en passant en classe au fur et à mesure des travaux soit en annotant la copie de manière rédigée. Comme Marlène, je n’avais aucunement envie de passer à des tableaux de compétences difficiles à construire et dont je ne voyais pas la plus-value. L’approche par compétences est intéressante si celles-ci restent peu nombreuses et transdisciplinaires, elles sont un outil de pensée pour moi mais elles ne sont pas mon fil directeur dans l’évaluation. Il me semblait important de redonner leur pouvoir aux mots : qu’est-ce que j’ai ressenti, pensé en lisant ce travail ? Qu’est-ce que j’ai trouvé réussi ? Qu’est-ce qui m’a posé problème comme lecteur ?

J’essaie de ne pas me poser en juge mais en lecteur. Je fais référence bien sûr à des critères objectifs évoqués en classe (l’idée directrice au début du paragraphe, la citation du texte…) mais aussi à mon expérience personnelle de lectrice. Ce qui m’amène aussi à beaucoup modaliser mes remarques : « ce passage me semble confus », « je ne comprends pas ce que tu veux dire »…

Je garde la trace dans mon ordinateur de ces annotations sous la forme très allégée et non rédigée d’un tableau de synthèse qui me permet d’avoir une vision des forces et faiblesses des élèves.

Le lycée met toujours des notes. À la fin du trimestre donc, je consacre une séance pour demander aux élèves de remplir une feuille d’auto-évaluation (voir document joint) qui les invite à faire le point sur les travaux rendus et leur qualité, à apprécier par des mots leurs réussites, apprentissages et enfin à se  mettre une note pour le travail du trimestre. Je fais le même travail de mon côté en donnant une note selon le nombre et la qualité des travaux rendus, selon aussi l'implication de l'élève en classe. Puis je lis ce qu’ils m’ont rendu. Si nous sommes grosso-modo d’accord, je fais la moyenne de nos notes (si ma note est supérieure, je la garde) ; si l’écart est supérieur ou égal à quatre points, je rencontre l’élève. Ce n’est arrivé que deux fois par classe et nous sommes arrivés à chaque fois à un compromis : quelquefois l’explication par l’élève d’une incompréhension ou d’un problème personnel, quelquefois mon rappel à des attentes clairement exprimées et déçues ce trimestre. En tout cas, aucune note inférieure à 8/20, celle-ci suffit à marquer que quelque chose ne va pas, a manqué ce trimestre. Pourquoi descendre plus bas ?

Je m’interroge sur cet accord sur la note. L’honnêteté du professeur et celle de l’élève se retrouvent-elles heureusement sur la même note ? Ou bien chacun est-il bien programmé pour se donner la note attendue ?

Les effets sur le travail

Je suis heureuse de mon changement d’évaluation. Quand je corrige, j'ai l’impression de faire du travail utile en annotant, je vois mieux grâce à ce travail de mise en mots et grâce à mon tableau de synthèse les forces et les faiblesses de chacun. Je n’y consacre pas plus de temps : la difficile réflexion sur la mise en chiffres que demande la note est joyeusement remplacée par une mise en mots clarifiante.

Les élèves sont aussi satisfaits de cette méthode, même si certains préféreraient une note à chaque fois. Les très bons élèves ont tendance à se sous-estimer un peu, les très faibles à relever leur note. Les travaux me sont rendus, me semble-t-il avec la même rigueur ou la même absence de rigueur – soyons modeste – que les années précédentes. Ce qui a disparu, c'est la pression mise sur l'élève grâce à la note et les tensions qui peuvent s'en suivre. J'avais passé mon année précédente à essayer de mettre au travail des élèves à coup de petites interrogations notées sur 5. Je m'étais épuisée en vain. Cette année, j'ai pu considérer tout mon travail d'évaluation utile pour la progression de mes élèves.

Du côté des parents, aucune réaction négative. J’avais expliqué le système lors de la réunion parents-profs précoce que nous organisons en septembre et n’ai rencontré aucune réticence, ni dans la seconde « Freinet », ni dans la première STMG, pas du tout préparée à ce système d'évaluation.

Le témoignage de Marlène, enseignante au lycée Rosa Parks à la Roche sur Yon en 1ère et en BTS

D'où l'idée est venue

Je ne me sers plus des notes sauf sur les examens blancs et les bulletins, mais n'ai pas voulu les remplacer par les compétences. Et cela dans des classes d'examen au lycée, en 1ère et en BTS. Depuis 10 ans, mon objectif premier est resté clair : je voulais et je veux toujours passer du temps à mettre les élèves au travail et non passer du temps à évaluer. Cette décision m'a coûté bien des sueurs à l'époque et il n'était pas question que je quitte une usine à charbon pour une usine à gaz : pas de compétences, donc.

Pour le moment, chaque année, la tâche consiste à obtenir, sans heurt inutile, l'adhésion de lycéen·ne·s et étudiant·e·s soucieux de se conformer, ou du moins, de se confronter à une idée formelle de la réussite, à savoir la note. 

La pratique au fil de l'année

En début d'année,  pas de préambule, pas de discours d'information sur une évaluation différente : on se met d'abord au travail et on parle d'évaluation quand on a déjà accumulé des choses à évaluer et qu'en fait, ces choses ont déjà été évaluées, c'est à dire, vécues ensemble, appréciées, estimées. Comme j'enseigne toujours dans le même lycée, il se peut que les élèves soient prévenu·e·s avant la rentrée, mais cela ne facilite pas plus leur adhésion que cela ne cristallise des oppositions préconçues. 

Toute production est évaluée : suivant la nature de la production, quelques mots (une remarque ou un conseil d'amélioration, parfois seulement le mot "vu") suffisent, écrits ou oraux ; cela peut aussi être un retour du groupe après une présentation, un affichage au mur de la classe. Les termes clés qui identifient des compétences transversales comme "connaitre", "raisonner", "s'informer" peuvent survenir à ce moment-là, s'ils sont opportuns. Ils sont ainsi utilisés à l'occasion et a posteriori, sans constituer une grille.

Sur les devoirs type examen, l'appréciation est appuyée à une série de critères fixés au préalable en classe et étoffée au fil des travaux.

Entre novembre et janvier (c'est variable selon les années), les élèves demandent, lors d'un conseil, à ce que les devoirs type examen soient notés,  pour avoir une idée du résultat qu'ils obtiendraient au bac ou au BTS. Cette note est utile car elle est indicative ; elle n'entre pas dans la fabrication d'une moyenne.

Tous les travaux, qu'ils répondent à une injonction de ma part ou à une initiative personnelle, sont listés pour chaque élève.

La note du trimestre ou du semestre porte sur deux parties :

- la qualité du travail (sur 10) : régularité, variété (la liste des productions constitue la chronique du travail), volonté de progresser, initiatives, coopération. Ce ne sont pas des compétences étanches, mais autant d'occasions de prendre en compte la présence de la personne sous l'angle qui lui est le plus favorable. (Le confinement a été l'occasion de voir que tel élève difficile à cerner, à saisir entre les murs, se révèle un meneur de classe virtuelle, à l'aise au micro ou dans les répliques sur le claviardage.)

- la performance sur les devoirs type examen (sur 10) : résultats obtenus sur des devoirs imposés ou facultatifs, et  sur l'effort de correction

Au moment du conseil de classe et des bulletins trimestriel ou semestriel, je traduis le résultat du travail en note, pour entrer dans le cadre officiel. Durant la semaine qui précède  le conseil de classe, je présente ce bilan chiffré à chaque élève en lui expliquant comment je le motive. Il m'arrive  parfois de rectifier une erreur d'appréciation, fondée sur un oubli ou un malentendu. Mais ces rectifications sont à la marge.

De temps à autres, il m'est arrivé  de traduire le résultat en compétences, pour voir. C'est faisable aussi, mais ça n'est utile ni pour les élèves ou étudiant.e.s, ni pour moi. Du coup à quoi bon ? quitte à se donner du travail, autant choisir celui qui est intéressant.

 Si jamais un jour je devais partager une démarche pédagogique au sein d'une équipe, la nécessité d'un langage commun m'amènerait à utiliser des compétences, en nombre réduit, pour rendre lisible et partageable ce qui se construit d'une discipline à l'autre.

Concernant l'adhésion des élèves à cette façon d'évaluer différente où la part de la note est réduite :

Des conseils coopératifs mensuels suivent les moments forts de l'année.  Chaque année les élèves y apprennent à questionner ce qu'ils veulent exactement, ce que nous allons décider ensemble.  Le fait que je partage avec eux la question de l'évaluation suscite une attention extrême de la part de tout le monde, depuis l'élève aux représentations très exactes de sa réussite présente et future, à l'enfant le plus éloigné des exigences conformes.

L'évaluation, c'est le nerf de la guerre, nerf de bœuf d'ordinaire précieusement serré entre les mains de l'enseignant·e.

En réponse à leurs demandes d'éclaircissement ( "on n'a pas encore de notes", "dans les autres classes ils en ont déjà trois", "on ne travaille pas", "on ne sera jamais prêts pour le bac") je présente le cadre tel que je vous l'ai rapidement présenté, en l'appuyant sur le travail déjà accompli depuis le début de l'année et leur demande si cette façon d'évaluer  leur parait juste. 

On part de cette  idée simple et complexe : nous avons besoin, eux comme moi, d'une évaluation juste. La justice est un mot qui fait vibrer les enfants de 16 ans mais ils y détectent aussi la vocalise en langue de bois : il faut donc vérifier, pas à pas, le sens que nous lui accordons, sur la base de mes propositions et des leurs, que nous vérifions de conseil en conseil.

Les annonces de M. Blanquer sur le contrôle continu nous ont obligés à revenir rapidement sur cette question de l'évaluation, pour trancher,  décider quelque chose et revenir sereinement au travail.

Les habitudes prises au préalable lors des conseils ont permis aux trois classes d'examiner ma proposition, de la modifier ou de l'accepter en l'état. 

Les effets sur le travail

Je passe toujours autant de temps, voire plus, sur le travail, car il est impossible de bâcler la tâche, à l'aide d'une annotation à la va vite, mais comme Coraline, je suis beaucoup plus heureuse quand je corrige. Le travail individuel ne m'isole plus dans une tâche aliénante qui finit par exaspérer et dont on ne se libère qu'en la négligeant : il est toujours en relation avec les autres moments à venir, le moment du dialogue avec l'élève, le moment du conseil où l'on vérifie la justice des procédures.

En évaluant ainsi, j'ai en effet l’impression que le dialogue avec l'élève se poursuit plus sûrement. Je me représente le travail solitaire de l'évaluation comme une étape dans notre échange et je mémorise mieux et son travail et sa personne.

Les élèves apprécient l'attention fine qui leur est accordée. Il faut toutefois vérifier qu'ils s'approprient les documents. Une réflexion a fusé en conseil une année : "Mais madame, on ne lit que l'appréciation en haut, et jamais la feuille entière." Une fois le moment de découragement passé, j'ai suivi le conseil implicite dans cette remarque et allégé radicalement  la feuille en question pour élaborer progressivement les critères avec les élèves eux mêmes. 

À la différence d'une note qui, bonne ou mauvaise, arrête le travail, apprécier une production avec des mots ouvre la possibilité de l'améliorer. 

Une pratique en devenir

S'il y a une mise en place initiale de procédures, il n'y a pas d'état définitif de l'évaluation. Tout est à refonder chaque année et parfois même plusieurs fois dans l'année, en fonction de l'histoire du groupe.

C'est fatigant pour moi, qui dois rester attentive aux occasions d'améliorer, et à la façon dont chacun interprète ce qui est possible et pourquoi, sans avoir l'air de laisser le champ libre à la sauvagerie des intérêts et des appétits : bien rappeler que notre objectif est de garantir le travail dans les conditions les plus justes et les plus sereines possibles.

C'est déstabilisant pour les élèves de voir ainsi perturbée une représentation de l’ordre stable et univoque.

L'évaluation, affaire de valeurs, appelle la croyance : qu'on mise sur une note ou sur un tableau de compétences, on aimerait croire en une règle idéale ou du moins la moins nuisible, pour mesurer et distinguer le mieux du moins bien.

Accepter de ne voir dans la règle qu'une convention construite collectivement, toujours précaire, toujours à refonder, loin des croyances, c'est un gros travail d'émancipation et ça fatigue.

Mais c'est enfin une évaluation gratifiante, non en terme de réussite scolaire, que je serais bien incapable de quantifier et de comparer, mais en terme d'engagement de chacun dans une réalité partagée.

Choisir d'évaluer à l'aide de mots, en espérant y fonder une relation juste, demande de vérifier le sens qu'on leur accorde. Je me souviens de réactions violentes pour des termes qui, à moi, me semblaient tout à fait anodins. Il faut vérifier que les mots signifient une représentation partagée du travail produit et c'est ce moment là qui constitue le temps fort de l'évaluation. Les élèves apprennent ce discours qui n'a rien d'un métalangage, ce sont les mots qui servent à examiner leur travail au plus juste. 

Annexes

Source image libre: Pixabay.

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