Marcher sur la queue du chat

By Dimitri Torterat, CC BY 2.0 fr

Cette élève qui s’est enfuie en courant et en pleurant de mon cours sur un extrait de Pauca Meae de Hugo, je ne l’ai jamais oubliée. Et ce petit jeune homme pourtant esprit fort, qui passa tout un cours sur Bérénice à pâlir graduellement sans que je comprenne pourquoi. Et au début de ma carrière, il y a eu aussi cet élève s’énervant subitement à la lecture d’un extrait de L’École des Femmes qui m’a laissé un souvenir impérissable. J’ai horreur de cela, je m’en veux toujours un peu de ne pas avoir su l’éviter. J’appelle cela marcher sur la queue du chat : un accident inévitable et contre lequel on ne peut pas grand-chose. La première venait de perdre sa grand-mère qui l’avait élevée et je n’en savais rien. Le second resta en fin d’heure pour m’expliquer que dans la vie, il était exactement dans la position d’Antiochus. Quant au dernier, il venait tout à coup de réaliser pourquoi, finalement, ce mariage de sa sœur ainée arrangé au pays par ses parents, ce n’était pas du tout une bonne idée. Évidemment, dans les trois cas, il y avait une information importante et personnelle dont j’ignorais tout et que, tout à coup, le cours de français faisait sortir avec brutalité.

Par ailleurs, je tiens à dire à mes jeunes collègues que l’expérience ne suffit pas complètement à éviter de marcher sur la queue du chat car, tout comme les petits félins domestiques, les élèves sont vraiment imprévisibles.

Il y a quelques jours, j’ai à nouveau marché sur la queue du chat. C’est toujours aussi difficile à vivre.

En ce moment, en seconde, je pratique un exercice que j’aime bien.
Dans un premier temps, je demande aux élèves de rédiger un portrait le plus flatteur possible de celui ou celle qu’iels seront dans dix ans. Cela permet de revoir les règles du portrait et de s’amuser un peu à sortir de l’immédiat et du quotidien pour se projeter.
Puis, sur la base de ce premier jet relu et réordonné au moins une fois, je leur montre une méthode de relecture de copies en quatre temps (vérifier la construction des phrases, vérifier les verbes et leurs accords, vérifier les noms et leurs accords, relire la copie à l’envers pour repérer les erreurs d’orthographe lexicale). Cette méthode est ensuite ritualisée pour créer peu à peu un automatisme quant à la relecture des copies.
Il m’arrive de demander une version dactylographiée du portrait avec insertion d’une illustration pour travailler un peu l’utilisation du traitement de texte.
Dans un second temps, cet être vraiment chouette qu’ils et elles ont rêvé doit écrire une lettre à celui ou celle qu’il ou elle sont aujourd’hui. Iels peuvent donner des nouvelles, formuler des conseils, des recommandations, remercier celui ou celle qu’iels sont aujourd’hui… Le contenu est très libre.
La lettre est ensuite corrigée selon la méthode en quatre temps puis mise au propre sur du vrai papier à lettre avec une vraie belle enveloppe pour donner de la valeur à tout ce travail.
Quand je suis professeure principale, ce travail peut être un vrai déclencheur pour travailler sur l’orientation. Même quand je ne le suis pas comme cette année, je fais toujours suivre ces travaux parce qu’il y a une matière intéressante pour travailler sur les choix pour l’avenir, y compris sur un plan scolaire.

Je fais faire cet exercice depuis des années. Je l’avais expérimenté pour une classe de troisième. Je m’en sers toujours en classe de seconde. J’ai toujours pris la précaution de demander cet exercice après avoir fait plus ample connaissance avec les élèves, comptant qu’il faut déjà une véritable relation de confiance pour pouvoir se sentir assez libre d’écrire ses rêves pour le donner à lire à une professeure.

Je n’avais jamais eu le moindre problème avec cet exercice, jamais.

Et puis jeudi, j’ai marché sur la queue du chat.

Nous l’appellerons Tristan. Il arrive jeudi dans ma salle, complètement braqué. « De toute façon, je n’ai pas mon brouillon. De toute façon, je ne ferai pas la lettre. Vous pouvez me donner autre chose à faire ou me punir. Je ne le ferai pas. »

J’ai l’habitude que Tristan soit braqué : il est dysorthographique. Écrire est un cauchemar pour lui, je le sais. Et depuis le début de l’année, je fais mon possible pour adapter au maximum les activités pour les lui rendre accessibles. J’ai mon idée en tête : je vais écrire le brouillon sous sa dictée et il n’aura plus qu’à mettre au propre.

Je lance l’activité de relecture du brouillon en quatre temps pour les autres (rappel des quatre temps puis travail en autonomie) et je m’installe dans un coin avec Tristan pour écrire sous sa dictée. Et là, il continue à me dire que cela ne va pas être possible, qu’il ne peut pas écrire pour lui-même parce qu’il va s’insulter. Comme je crois encore naïvement que je vais pouvoir avoir de la matière pour qu’il puisse faire l’exercice demandé, je note ce qu’il dit. Et il s’emporte et se braque, définitivement. Le problème, ce n’est pas la dysorthographie. Ce n’est même pas tout le mal qu’il pense de lui. C’est plus grave. Je comprends que je suis allée trop loin.

J’ai marché sur la queue du chat.

Je retourne aux autres et je poursuis l’activité. Il est prostré dans son coin mais il reste dans la salle. Je fais signe à la vie scolaire, lui propose de s’y faire accompagner. Il refuse au motif que « ça ne se fait pas de quitter un cours avant la fin. » Il reste donc, vaillamment, malgré la souffrance qui le traverse et qui, par ricochet, me cisaille les entrailles. Je commence à m’en vouloir et je ne peux pas faire grand-chose.

Il fuit à la fin de l’heure de cours, à toutes jambes : impossible de parler avec lui.

Je rédige un rapport et j’essaie de voir le CPE, très accaparé en ce moment par toutes les angoisses de tous les élèves qui ne vont pas bien. Iels sont nombreux. J’ai le temps d’échanger avec l’infirmière, qui a déjà entendu parler de Tristan. Elle a noté son nom. Elle va le recevoir. Nous n’allons pas laisser Tristan seul avec ses fragilités. Une surveillante consciente que ça doit être sérieux si je reste une heure de plus à attendre à la vie scolaire dans l’espoir de croiser le CPE me propose de lui remettre mon rapport en main propre. Je le lui laisse avec un mot pour mon collègue l’informant que je dois le voir impérativement le lendemain.
Je rumine cette histoire toute la soirée et une bonne partie de la nuit aussi.
Finalement, j’arrive en avance vendredi matin. Le CPE est là. Il m’annonce que Tristan est absent, sa mère vient de prévenir : crises d’angoisse.

Voilà comment j’ai encore marché sur la queue du chat. Je ne suis pas fière. Enseigner le français, ce n’est pas enseigner une matière inerte. Les élèves sont sensibles et parfois, malgré toutes les précautions, la littérature vive avive des plaies ignorées. Un des risques du métier en somme.

Mon conseil aux jeunes collègues (et aux autres) : ne pas avoir peur que la littérature fasse réagir puisque c’est tout de même sa principale fonction, avoir conscience que les élèves peuvent être inflammables, se souvenir que l’enseignement et l’éducation sont des sports d’équipe et mettre le reste de ses co-équipiers sur le dossier si nécessaire.

Ne pas avoir (trop) peur de marcher sur la queue du chat.

Penser à en parler aussi avec la pauvre victime quand les choses sont apaisées.

Aujourd’hui, Tristan était en cours. Quand il a levé la main pour s’irriter d’une phrase de Simone de Beauvoir, j’ai su que la relation était sauve. Quand je l’ai retenu en fin d’heure, il a accepté mes excuses. Il a aussi pris le temps de m’expliquer qu’il a conscience qu’il a besoin d’aide, qu’il est prêt pour voir un.e psychologue et qu’il ne voit aucun inconvénient que j’aie communiqué au sujet de l’incident avec le CPE et l’infirmière.

Je pense que notre équipe n’a pas perdu complètement son temps sur ce match-là.

Marie-Claude Pignol

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