Le temps de lire

Qu’est-ce que le quart d’heure de lecture ?

Depuis quelques années, nous avons vu avec plaisir le quart d’heure de lecture entrer dans les établissements scolaires, surtout les écoles et les collèges.

Il s’agit d’un temps dédié à la lecture, placé hebdomadairement ou quotidiennement, de 10 à 15 minutes de lecture dite libre.

Si la pratique existait évidemment déjà dans quelques établissements qui n’ont pas attendu de mot d’ordre officiel pour mettre en place des temps de lecture, on ne peut nier que l’action de l’association Silence on lit ! a été pour beaucoup dans son développement (même si, j’y reviendrai, il y aurait beaucoup à dire sur les pratiques de cette association et la vision de la lecture qu’elle diffuse).

En 2018, récupérant comme souvent les pratiques des personnels, le ministre Blanquer a adressé un courrier aux rectrices et aux recteurs pour faire la promotion du quart d’heure de lecture, si bien que d’un projet d’établissement dynamique, impulsé par les équipes et né d’un besoin, le quart d’heure de lecture est parfois devenu une injonction venue du dessus et du dehors, ce qui a nécessairement des conséquences sur la manière dont il est pratiqué localement et dont chacun·e se l’approprie (ou pas !).

Quelles conceptions de la lecture ?

Si le quart d’heure de lecture séduit par la promotion du livre et de l’imaginaire qu’il permet, il n’en demeure pas moins qu’il véhicule aussi une certaine représentation de l’acte de lire, lissé et obséquieux : plusieurs ressources académiques, tout comme l’association SOL, insistent sur le silence non négociable, sur le fait de privilégier les lectures longues et narratives, sur la mise en scène de l’adulte vaquant à sa lecture, qui serait « modélisant », selon l’académie de Paris, ou qui donnerait « le spectacle de l’adulte qui lit », selon l’académie de Bordeaux. Comme si tout finissait par n’être que mise en scène prétendument éblouissante (je reste pour ma part encore dubitative devant ces photos de recteurs ou de rectrices assis·es au milieu des élèves pendant le quart d’heure de lecture, qui rappellent les images du ministre Blanquer faisant du canoë ou de l’escalade pour promouvoir les « colonies apprenantes »).

D’un projet dynamique, initié par des équipes pédagogiques motivées et parties prenantes d’autres actions fédératrices et porteuses de sens autour de la lecture, nous sommes comme passé·es à une injonction à instaurer des temps de lecture, qui finissent par n’être que l’ombre de la visée initiale : maîtrise des corps (ne pas bouger, se taire – ab-so-lu-ment), maîtrise des supports (des romans, pas de journaux, ni de BD!), maîtrise du groupe (lecture individuelle imposée). Un temps de quasi recueillement collectif qui ne rappelle que trop cette conception de la littérature comme objet de respect craintif et forcé, fascinant par son… inaccessibilité !

On voit donc à quel point la question de la liberté dans la lecture ne se pose pas de la même manière pour tou·tes…

Quelles pratiques, quels retours, quels bénéfices ?

De fait, si l’association SOL présente un protocole qui paraît assez rigide et asséchant pour les pratiques de lecture et des postures de lecteurs·rices, on ne peut que se réjouir de toutes les modalités imaginées localement, par les équipes, pour donner vie et corps à ces quarts d’heure de lecture et ne pas en faire un temps de SOLitude rigide face aux textes : libération des corps de la posture assise devant une table ; lecture offerte par les élèves ou les adultes ; lecture en groupe, à haute voix ; invitation de conteuses et de conteurs ; travail sur la mise en voix ; constitution de Boîtes à lire dans l’établissement ; journaux de lecture individuels et/ou collectifs ; présentation d’ouvrages ; travail avec les bibliothèques municipales ; débats autour d’un thème, … Autant de pratiques qui existaient déjà bien avant SOL et qui donnent plus de saveur, d’épaisseur et de sens au quart d’heure de lecture, tout en maintenant l’aspect non-scolaire du dispositif (que de collègues en effet tenté·es de parler évaluation, compte-rendu écrit obligatoire, punition, alors que cela est censé rester un moment de plaisir gratuit!).

Les retours dans les différentes académies où le dispositif a été mis en place paraissent tout aussi enthousiasmants et positifs, quant aux objectifs que se fixent les équipes, sensiblement les mêmes : apaisement avant la reprise du travail scolaire, pause dans la longue journée d’école, amélioration du climat scolaire, pratique de lecture régulière, emprunts plus fréquents au CDI, ou encore partages culturels dynamisants. Élèves comme adultes apprécient ce moment de lecture ritualisé dans la journée. Globalement, les équipes qui l’ont mis en place ne reviennent pas sur leur décision et poursuivent ce qui ne relève ainsi plus d’une expérimentation, mais d’un véritable projet d’établissement.

Des écueils, et pas seulement pédagogiques

De l’enthousiasme et des effets bénéfiques pour les élèves et pour l’établissement, assurément, mais cela ne doit pas masquer les difficultés relevées sur le terrain, et qui interrogent fortement sur l’équilibre toujours difficile à trouver entre ce qui relèverait d’une simple technique à appliquer (un protocole, un dispositif) et ce qui relève d’une pédagogie pensée et construite, qui rende accessible à chacun·e une pratique régulière, mais également émancipatrice de la lecture.

En effet, les collègues qui pratiquent ce temps de lecture se reconnaîtront assurément dans quelques-unes des situations suivantes : des élèves qui n’ont pas de livre, pour x raisons ; d’autres qui « lisent » le même livre – et la même page – des jours durant ; certain·es qui tournent autour de la Boite à lire sans rien prendre ou qui changent de livre toutes les 30 secondes, comme si l’objet-livre leur était étranger ; d’autres encore qui demandent sans arrêt le sens de tel ou tel mot ; des élèves, également, qui se détournent volontiers pour regarder leurs camarades, bavarder, sommeiller ; mais aussi celles et ceux qui refusent ostensiblement d’entrer en lecture, se ferment à tout, capuche sur la tête, etc.

Il y a aussi les paroles de collègues : « tout le monde a une bibliothèque chez lui » ; « mais si ! tu as forcément des livres à la maison, ceux de l’école au moins, pourquoi tu ne les prends pas ? » ; « s’ils n’ont pas de livre, je leur dis de dormir ou de lire le manuel ou le règlement intérieur du carnet, mais en tout cas, ils se taisent, c’est mon moment à moi » ; « comment je fais s’ils n’ont pas de livre, ou s’ils ne veulent pas lire ? Je punis ? Et ceux qui ne savent pas lire, qui ne comprennent rien ? », « pas le temps de lire, on doit finir le programme », « je vais fâcher les profs de français, mais pourquoi l’imposer à tout le monde ? ».

Ces difficultés, peut-être minoritaires – mais difficile à dire car les remontées officielles en parlent à peine, ce qui questionne également – disent bien la nécessité de penser collectivement un projet d’une telle ampleur et dont les ambitions concerneraient tout l’établissement.

Une charte et des objectifs énoncés sur le papier ne pèsent pas lourd lorsqu’on les confronte au terrain, à la réalité de nos élèves, avec leur culture, leur bagage scolaire, leurs difficultés, mais aussi leur situation sociale et familiale. Une réalité qui demande bien des adaptations et de la souplesse.

Si le quart d’heure de lecture a pour objectif de fédérer l’établissement autour d’un rituel commun, on ne peut en effet nier que des élèves et des adultes en restent exclu·es, parmi les plus exclu·es scolairement et/ou socialement.

Côté élèves, bien sûr, nous nous réjouissons de voir que même des élèves fragiles font montre d’une grande appétence pour la lecture et y consacrent de plus en plus de temps, avec plaisir et envie de partager leurs découvertes. Nous apprécions ces moments hors du temps, où chacun·e se donne le droit de s’évader par la littérature.

Mais que dire de cette poignée d’élèves, trop nombreux et nombreuses, qui restent, de nouveau, aux marges de ce temps scolaire partagé par tou·tes ? Des élèves pour lesquel·les il s’agit, bien souvent, d’une nouvelle situation d’échec, d’autant plus douloureuse qu’elle est présentée de manière idyllique comme un temps de plaisir et de détente : empêchements à lire, tension avec les adultes, colère ou sentiment de culpabilité ou d’étrangeté dans un groupe où la lecture semble faire consensus.

Côté personnels (car le quart d’heure de lecture est censé concerner l’ensemble de l’établissement), qu’en est-il des personnels d’entretien ou de cuisine, lorsque le temps de lecture est placé avant ou après la demi-pension ? Lorsque, comme dans les collèges des Yvelines, les services ont été externalisés et attribués à une entreprise privée qui n’a que faire de la lecture et de l’inclusion de ses personnels dans un projet d’établissement ? Tous les personnels sont-ils par ailleurs à égalité face à la lecture et à l’accès aux livres ? Les empêchements à lire que nous connaissons chez les élèves n’existent-ils donc plus arrivé à l’âge adulte ?

Le quart d’heure de lecture séduit par son apparente simplicité et son évidence apparente. Mais en réalité, il peut également être source d’appréhension et de profondes tensions, visibles chez les élèves mais souvent peu exprimées chez les adultes : la honte de ne savoir lire qu’approximativement ou d’être plus lent·e que la « normale », la peur du regard des autres, le fait de ne pas disposer d’une réserve de livres à la maison ni de moyens financiers suffisants pour étoffer la collection familiale, le jugement sur les lectures apportées, l’envie face à celles et ceux qui achètent des livres tous les mois, etc.

Rien n’est si évident et les écueils devraient à la fois questionner et être travaillés.

La lecture n’est pas une pratique aussi innocente et anodine, politiquement et socialement, qu’on voudrait bien nous le faire croire. Dans l’esprit de beaucoup encore, il y a les lectures nobles et les lectures futiles, dont on se moque parfois ; il y a les grands et dignes auteurs, et les autrices de pacotille ; il y a encore LA littérature, et les lectures de vacances ou de salle d’attente ; il y a celles et ceux qui ont la légitimité pour parler littérature, et les autres, qui doivent écouter et acquiescer.

Les clichés autour de la lecture et du livre sont également toujours bien vivaces : une activité de filles, un symbole d’oisiveté, un bien bourgeois, un truc d’intellos, une perte de temps, des histoires superficielles et bien loin des réalités sociales, etc.

(Pour des analyses plus poussées, voir les excellents livres de Roger Chartier, Histoire de la lecture – Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré, Sociologie de la lecture et Véronique Le Goaziou, Lecteurs précaires : des jeunes exclus de la lecture.)

Entrer dans les quart d’heures de lecture peut ainsi, pour certain·es élèves et adultes, réveiller ces crispations et ces jugements classistes et c’est à nous, pédagogues, d’y être vigilant·es, de favoriser des postures et des échanges à même de déconstruire ces a priori, de ne pas les transmettre aux jeunes, afin de leur laisser la possibilité de découvrir leurs propres plaisirs de lecteurs et de lectrices et de s’émanciper de nos attentes et de nos représentations, les nôtres, celles de la société, celles des familles pour construire leur propre rapport au livre, à la lecture et plus largement à la culture, aux cultures.

Bien plus : le fait que que les collègues n’adhèrent pas tou·tes à ces temps de lecture, que la majorité des lycées, même, ne les mette pas en place doit nous questionner : est-ce à dire que la lecture serait perçue comme inutile passé un certain âge, alors même qu’elle n’est pas maîtrisée, dans ses aspects les plus poussés, aux portes du lycée ? Ou que ces moments de lecture constitueraient une perte de temps inacceptable lorsqu’il y a le Bac à préparer ? Ou encore que des temps de liberté, où le travail ne serait pas dirigé, où l’on lirait de manière « gratuite », ne seraient pas envisageables au lycée parce que pas assez « sérieux » ?

Voici quelques hypothèses formulées par les collègues de lycée.

Mais, au-delà de ces freins individuels, ou liés à des représentations simplistes de la lecture ou encore à une hiérarchie malheureusement toujours d’actualité entre les disciplines et les niveaux d’enseignement, la question à poser pourrait aussi être la suivante : un dispositif matériel, un protocole, est-ce qui fait entrer dans la lecture et l’apprécier dans tout ce qu’elle comporte d’émotion esthétique et de pouvoir critique ? La lecture se résumerait-elle à une question technique, comme certaines méthodes prônées par le ministère voudraient bien nous le faire croire ? Des méthodes, des automatismes détachés de toute prise en compte de l’environnement social et culturel, qui voudraient que tout·e élève fonctionne (!), apprenne, écrive ou lise de la même manière ?

Assurément, la réponse est « non ! », et les travaux du collectif Lettres vives continueront de le démontrer.

Jacqueline Triguel

Des textes déjà publiés sur le site du collectif, pour aller plus loin dans la réflexion :

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