Le « bon sens » comme retour à l’ordre pédagogique

Publiée hier, une interview commence à faire un peu parler d’elle : celle de Souâd Ayada, l’actuelle présidente du CSP, à la manœuvre dans les « ajustements de programme ». Si la semaine dernière nous essayons de voir ce qu’entre les lignes, ces modifications disaient du projet politique et pédagogique du ministère, dans cette interview, la présidente du CSP est explicite. Et ça fait peur. Il ne s’agit pas ici d’un soutien acritique aux programmes tels qu’ils sont aujourd’hui, mais de tenter de comprendre les opinions pédagogiques (et donc d’une certaine manière toujours politiques) des personnes aujourd’hui au pouvoir dans le champ de l’éducation.

Le retour des « leçons » : un rappel à l’ordre pédagogique et social ?

Dans les ajustements, une phrase m’avait interpellé sans que j’en comprenne les enjeux : « la leçon de grammaire et de vocabulaire […] doit être pratiquée dans le cadre de séances régulières ». Pourquoi préciser une telle évidence ? On le comprend mieux quand on lit le chapô de cette interview du Point :

« à la rentrée prochaine, les élèves redécouvriront […] les leçons de grammaire » !

C’est vrai qu’avec les programmes de 2015, on ne faisait plus de leçon de grammaire (on se demande d’ailleurs dans quel cadre était étudié le si décrié « prédicat »)… Le mot « leçon » ici est en réalité utilisé comme mot-fétiche, choisi pour sa connotation traditionnelle contre presque un siècle de réflexions et recherches pédagogiques (voire plus : « vos leçons doivent être plus en actions qu’en discours » écrivait déjà Rousseau dans L’Emile, « Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale ; il n’en doit recevoir que de l’expérience »). Derrière le mot « leçon », il y a le cours magistral, un modèle transmissif de l’enseignement ; bref, une pédagogie traditionnelle faisant l’économie d’une réflexion sur l’appropriation des savoirs par les élèves, en se basant sur l’hypothèse qu’un savoir bien exposé doit être assimilé par l’élève (si ce n’est pas le cas, c’est la faute de l’enfant). Modèle pédagogique aujourd’hui souvent de retour sous couvert de pédagogie de l’explicite : au prétexte, que pour apprendre les élèves ont besoin qu’on lève les implicites (ce que je ne remets pas en question), on leur transmet des procédures à appliquer sans nécessité de réflexion, de prise de décision et de construction de savoir.

Ainsi, s’il n’y a pas de « retour à la leçon », il y a cependant un usage des mots qui en dit long. Pour la présidente du CSP, il s’agit explicitement de mettre au placard des décennies de recherches en didactique et en sciences de l’éducation, et d’expérimentations quotidiennes des pédagogues dans leur classe. C’est bien l’héritage des pédagogies actives, puis des didactiques constructivistes et socioconstructivistes (inspirées de la psychologie et de la sociologie des sciences) qu’il s’agit de mettre à mal sous prétexte de retour au bon sens. « Je ne souscris pas à l’idée que l’élève construit ses savoirs » explique Souâd Ayada. Bien entendu, le socioconstructivisme et les approches qui en découlent1 n’imaginent pas que les élèves réinventent la grammaire chaque année : le point de vue est de dire que pour que les élèves apprennent et surtout comprennent, il faut qu’ils/elles pratiquent, expérimentent et observent les règles qu’ils ont à acquérir. Le rôle de l’enseignant est alors de les guider dans cette découverte. Pour la présidente du CSP, l’élève qui apprend est un élève passif : « Ce ne sont pas des « observateurs » de la langue, contrairement à ce que laissent croire les programmes actuels, analyse-t-elle. Ce sont des « usagers » de la langue, non des linguistes ! ». L’ordre traditionnel est maintenu en dépit de tout souci d’appropriation du savoir par les élèves. Il n’est pas inintéressant d’observer que les considérations pédagogiques de madame Ayada réutilisent des catégories qui structurent l’ordre social : celle de la division entre travail intellectuel (« non des linguistes ! ») et travail manuel (« des « usagers » de la langue »). Dans la poursuite de la rhétorique des « fondamentaux » chère au ministre, on retrouve une définition conservatrice de ce que tou.te.s les élèves doivent connaitre : non pas des ambitions d’émancipation intellectuelle par une approche réflexive, mais bien la formation d’ « usagers », maitrisant suffisamment bien les outils de la langue pour être un.e travailleur.se efficace.

Le « bon sens » : obscurantisme et poujadisme pédagogique

Les arguments de madame Ayada ne sont pas véritablement nouveaux : François Fillon en avait fait son slogan de campagne («  la révolution du bon sens ») tout comme Pierre Poujade et bien d’autres. Manifestement, le scientisme du ministère de l’éducation nationale n’empêche pas parallèlement un anti-intellectualisme, qui ne soyons pas dupe, n’a pas pour objectif de rendre hommage au sens pratique et à l’expérience quotidienne des professeur.e.s. Comme on l’a vu, l’appel au « bon sens » est un rappel à l’ordre pédagogique : chacun à sa place, les élèves dans la passivité de réceptacle docile, les enseignants dans la posture magistrale du détenteur exclusif du savoir. Adieu tous les concepts qui tentaient (peut-être de manière un peu complexe et peu lisible) de rendre compte de ces dynamiques : « Ne me demandez pas ce que cela veut dire ! Bien que difficilement compréhensibles, ces formulations étaient dans les programmes de français » déclare, pleine de mépris, madame Ayada à propos de certaines formules des programmes de 2015. Déjà en 1957, Roland Barthes analysait l’usage du « bon sens » par Pierre Poujade : « M. Poujade verse au néant toutes les techniques de l’intelligence, il oppose à la « raison » petite-bourgeoise les sophismes et les rêves des universitaires et des intellectuels discrédités par leur seule position hors du réel computable ». En effet, ce qui se joue dans l’affirmation du « bon sens », c’est comme toujours un enjeu de définition du réel. Roland Barthes ajoute donc :

« Nous savons maintenant ce qu’est le réel petit-bourgeois : ce n’est même pas ce qui se voit, c’est ce qui se compte ; or ce réel, le plus étroit qu’aucune société ait pu définir, a tout de même sa philosophie : c’est le « bon sens », le fameux bon sens des « petites gens », dit M. Poujade. La petite-bourgeoisie, du moins celle de M. Poujade […], possède en propre le bon sens, à la manière d’un appendice physique glorieux, d’un organe particulier de perception : organe curieux, d’ailleurs, puisque, pour y voir clair, il doit avant tout s’aveugler, se refuser à dépasser les apparences, prendre pour de l’argent comptant les propositions du « réel » […]. Son rôle est de poser des égalités simples entre ce qui se voit et ce qui est, et d’assurer un monde sans relais, sans transition et sans progression. Le bon sens est comme le chien de garde des équations petites-bourgeoises : il bouche toutes les issues dialectiques, définit un monde homogène, où l’on est chez soi, à l’abri des troubles et des fuites du « rêve » (entendez d’une vision non comptable des choses) »

Aujourd’hui comme hier, le « bon sens », c’est l’argument obscurantiste pour défendre l’ordre social, pour défendre le réel tel que les dominants souhaitent qu’il soit.

Où est l’exigence ?

Pour madame Ayada, et pour les détracteurs des « pédagogos », à coup sûr, le camp de l’exigence, c’est eux/elles. « On ne peut pas se réjouir de l’appauvrissement de la langue » assène-t-elle avant de regretter : « Dans un passé récent, les promoteurs d’une conception très exigeante de la langue n’étaient pas tous des « conservateurs ». C’est certain, elles et ses collègues sont dans le camp de l’exigence ; exigence qu’elle veut au service de la justice sociale. Pour elle, ne pas enseigner toutes les personnes du passé simple : c’est faire preuve de « mépris de classe » et de « cynisme ».

Le journaliste du Point ne relève pas que la présidente du CSP vient d’expliquer longuement que les élèves n’ont pas à réfléchir sur la langue et qu’ils et elles sont de simples usagers. Elle vient d’expliquer longuement qu’on ne peut attendre des élèves qu’ils « observent » et qu’ils « construisent » leur savoir. Tout comme le « bon sens » est une arme pour affirmer la vision dominante du réel et réaffirmer l’ordre social, l’exigence ici aussi est un enjeu de débat et de définition. Pour madame Ayada, l’exigence c’est le respect des normes, et notamment des normes de l’écrit dont on sait qu’elles sont l’outil de tri social le plus puissant de l’école (Baudelot et Establet notaient déjà que l’école voulait des enfants qui « parlent comme des livres »2, Bernard Lahire soulignait les difficultés des enfants de classe populaire à rentrer dans un rapport « scriptural-scolaire » aux savoirs3). Tandis que pour celles et ceux que madame Ayada attaque, celles et ceux qui défendent que les élèves doivent observer et expérimenter pour construire eux/elles-mêmes leur savoir, où se situe l’exigence ? L’exigence est avant tout une exigence de réflexion et d’autonomie, voire d’esprit critique : il s’agit autant de savoir appliquer les règles que de les comprendre. Irène Pereira écrivait à la fin de son ouvrage sur les pédagogies critiques4 : « la formation proposée, à toutes et à tous, doit être exigeante, d’un haut niveau intellectuel et culturel et s’articuler avec un enseignement polytechnique ». Bref, le camp de l’émancipation n’a pas renoncé à l’exigence, nous en avons juste une définition autrement plus ambitieuse que celle de madame Ayada pour qui – dans une forme de poujadisme pédagogique - l’intelligence semble se borner à savoir conjuguer au passé simple…

L’exigence et le réel : histoire rapide de la grammaire scolaire

Tous ces discours sur l’exigence sonnent d’ailleurs bien creux quand on voit la quantité d’erreurs qu’ils charrient. Sur Twitter, les réactions n’ont pas tardé : l’historienne Laurence De Cock ironise : « celles et ceux qui prétendent lutter contre "les pédagogistes" au nom de la primauté des savoirs, se désintéressent totalement du fait que les propositions qu’ils font pour l’Histoire reposent sur des savoirs totalement dépassés ». La linguiste Laélia Véron s’exclame quant à elle : « Cet entretien (biaisé) contient bon nombre d’âneries cachées sous le prétexte du pseudo "bon sens" », avant de conclure : « sous prétexte de fermeté, de ne "pas négocier", on véhicule de la langue une image fausse, figée, anhistorique : la langue doit s’apprendre par coeur, sans réflexion ».

Madame Ayada semble convaincue que les règles de la grammaire scolaire traditionnelle sont là depuis toujours, qu’elles seraient incluses dans la langue elle-même. L’historien André Chervel s’est particulièrement intéressé à la naissance de la « grammaire scolaire »5. Il explique qu’elle nait avec le premier enseignement de l’orthographe dans les années 1820 : « on élabore des méthodes, des exercices, une théorie grammatical ad hoc, celle de Noël et Chapsal, difficile, abstraite, rébarbative, mais qui est en mesure de répondre aux besoins d’un public encore limité ». Puis, avec la démocratisation scolaire, un nouveau public (souvent « patoisant ») arrive sur les bancs de l’école et la grammaire Chapsal ne fonctionne plus. Apparait alors au sein des écoles normales, une nouvelle théorie grammaticale : la « théorie des fonctions », encore utilisée aujourd’hui, qui distingue différents compléments (COD, COI, CDN, CC). « C’est là une théorie purement scolaire, purement opératoire, visant explicitement à enseigner les difficultés de l’orthographe française » mais qui gagnera finalement ses lettres de noblesse en linguistique. « Dans ces diverses évolutions, c’est la transformation du public scolaire qui a obligé la discipline à s’adapter » note l’historien. N’en déplaise à la présidente du CSP, la grammaire scolaire traditionnelle a elle aussi une histoire (pas si ancienne) fruit de la rencontre entre un nouveau public scolaire et les finalités pédagogiques et politiques de l’époque.

Entre l’injonction à l’innovation et le conservatisme des réécritures de programmes, entre passion pour les neurosciences et le déni de dizaines d’années de recherches pédagogiques, il n’est pas facile de formuler le projet blanquerien pour l’école. Ce qui semble certain, c’est que ce n’est pas une école qui se donne pour finalité l’autonomie, la liberté et l’émancipation. Ce qui est certain encore, c’est que l’innovation pédagogique pour Blanquer n’a pas pour but d’interroger la relation entre enseignant.e et apprenant.e, ni la division du travail intellectuel ou même encore la société... L’école "de la confiance" reste une école "du bon sens", du réel réduit à sa dimension comptable, où la pédagogie est enrôlée au service de l’efficacité dans l’acquisition de connaissances pour s’insérer sur le marché du travail.

Arthur

1 - On peut penser aux méthodes "naturelles" de Freinet, aux approches de groupes comme le gfen, mais aussi des méthodes devenues classiques dans l’institution comme Ermel en mathématiques ou la grammaire Picot.

2 - « Apprendre à lire et à écrire implique qu’on coupe systématiquement la parole à qui veut la prendre sans se conformer aux lois du texte écrit : seuls sont autorisés à parler ceux qui parlent comme des livres. » Retour ligne automatique
in Christian Baudelot et Roger Establet, L’ecole capitaliste en France, Paris, Maspero, 1971

3 - Bernard Lahire, La Raison scolaire. Ecole et pratiques d’écriture, entre savoir et pouvoir, Rennes, PUR, 2008Retour ligne manuel
Il importe toutefois de ne pas caricaturer l’enjeu de l’écrit dans une opposition oral-écrit factice. De même, le projet d’étude et d’observation de la langue ne peut se passer du support écrit comme outil pour penser. nous sommes toutefois ici dans un rapport qui n’est normatif comme celui de la présidente du CSP.

4 Irène Pereira, Paolo Freire, pédagogue des opprimé.e.s, Paris, Libertalia, 2017

5 - André Chervel, La Culture scolaire, une approche historique, Paris, Belin, 1998

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Faire réussir les élèves en français, de l’école au collège Jeanne Dion, Marie Serpereau Delagrave

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