Notes de lecture: n°205 du Français Aujourd’hui, « Textes et gestes de la maternelle à l’université »

Le numéro 205 de la revue Le Français aujourd’hui, que nous chroniquons avec retard (mille excuses !), porte sur un sujet peu abordé dans une école héritière du recueillement religieux : ce qu’apprend le corps des élèves.

Plus précisément, les articles de ce numéro présentent des pratiques qui lient l’art de lire, celui d’écrire et celui, peut-être moins attendu, de danser. On ne fera pas ici l’inventaire détaillé des pratiques décrites, mais on peut relever quelques invariants dès lors qu’il s’agit de faire danser en lettres. Le processus présente systématiquement un moment de lecture de textes, un moment d’observation d’une captation de danse, toujours contemporaine, et deux moments d’écriture : d’un texte et de phrases chorégraphiques.

Danser un texte

On peut noter aussi des régularités dans le choix des corpus : Beckett revient deux fois, en ULIS (Evelyne Clavier) et en FLE à l’université (Nathalie Borgé) tandis que la chorégraphe Maguy Marin apparait comme privilégiée pour montrer aux élèves ce que c’est que danser un texte. Si parfois des corpus plus classiques sont proposés (Rimbaud, Hugo), les choix de poèmes tirent aussi du côté d’un répertoire à la marge du canon (« Le Buffet » avec des collégiens par exemple). Même quand il s’agit de danser avec des élèves des premières années sur des albums jeunesse, Pascale Tadif et Laurence Pagès ont le souci d’utiliser, à côté des classiques, des albums plus modernes. On fait l’hypothèse, à vérifier, que la « modernité » dessine un rapport au monde qui se verrait bien « dansé ». On le voit dans l’entretien de Valérie Ducrot avec Pascale tardif et Laurence Pagès dans lequel elles proposent une série d’observations possibles dans les textes pour mener à la danse : « l’espace, le temps, les postures, les états du corps, les qualités de mouvement » mais aussi tout ce qui relève de la relation : « aux objets, entre personnages ».

Cette série d’items revient régulièrement dans les descriptions de pratiques, et appelle toujours une démarche similaire : le moment où les livres se ferment et où les corps s’ouvrent. En effet pour éviter la simple « illustration » des textes par les gestes, les élèves passent systématiquement par une démarche d’écriture chorégraphique : l’invention d’un geste à partir d’une intention. Serge Martin parle alors de « corps-langage », de fait, les nécessités de la chorégraphie : rythme, espace, mouvement, deviennent palpables par l’expérience gestuelle, le pari est que les élèves, dès lors, vont les réinvestir dans la perception des textes et dans la création des leurs. On peut ajouter que lorsque les élèves doivent en plus écrire leurs propres textes, le principe de l’image semble également mieux compris qu’après un simple cours sur la métaphore, c’est ce que souligne par exemple Laura Soudy, qui a fait danser ses élèves de collège sur quelques poèmes.

Une gestuelle des lettres

Mais le volume parle bien des gestes, pas seulement de la danse : la réflexion sur le corps dans le cours de français permet de réaliser que lire est un geste, comme le montre Charlotte Guennoc dans l’article où elle présente des activités autour de ce qu’elle appelle « écouter lire ». Elle y expérimente avec des élèves de cinquième qu’une écriture d’invention appuyée sur un texte littéraire n’ira pas dans la même direction selon la façon dont le texte de départ est lu. Le déplacement même des élèves, qui doivent rejoindre des postes informatiques pour écouter le texte, induit un rapport différent à la réception et à la création, séparés dans l’espace et dans la kinesthésie.

Quid de la littérâtuuuuure, diront les tristes figures ? Où pourquoi ces pratiques ne sont pas des jeux gratuits ou des activités paillettes ? Un souci constant des auteurs, explicité par Patrick Germain-Thomas dans l’article conclusif, est de ne pas choisir entre le sensible et l’intellection. On pourrait crier au vœu pieu, on ne devrait pas. La lecture de ce numéro du Français Aujourd’hui met des mots, à sa façon, sur l’ambivalence (plutôt qu’ambiguïté) de l’enseignement littéraire, toujours sur la ligne de crête entre science sociale et enseignement artistique, entendement du monde et création.

De fait, pratiquer la lecture et l’écriture à la fois du corps et du texte dessine cette sorte de lien entre le corps et la conscience (comme le dit un des auteurs) qu’est l’écriture littéraire. Le cours de lettres prend alors sa spécificité et se défend comme tel : il permet de passer outre la vieille dichotomie et de montrer à quel point le sensible et l’intelligible vont de pair. De façon parfaitement technique : la nécessité, pour danser un texte, d’aller y puiser des informations comme celles listées plus haut permet de se détacher de la narration et d’aborder le texte comme un objet immédiatement sensible et par la suite, le fait de devoir développer des phrases chorégraphiques dans l’espace comme dans le temps permet de saisir presque matériellement le texte comme une progression.

Ce que la danse fait à l’école

Il faut le dire : nous voyons là un moyen parmi d’autres de sauver le français de la frénésie évaluative. La danse fait ressortir la part de l’ineffable, de l’immédiatement sensible. Le groupe, quand il se retrouve dans une salle fermée pour se livrer à l’étrange expérience de danser ensemble un texte, vit ce que Michel Foucault appelle une « hétérotopie » (cité par Patrick Germain-Thomas) : une expérience hors du monde qui ne restera que comme expérience dans la conscience des élèves. Une revendication court le long de ce volume, celle d’une école qui ne soit pas seulement là pour apporter du capital humain (connaissance ou compétence) mais aussi pour proposer des expériences, des possibles autres que ceux de l’ordinaire.

Finalement, à partir de l’observation de ce qu’apporte le travail chorégraphique, on voit se dessiner un rapport à l’école et au cours de français plutôt peu pensé jusque-là. Ainsi l’expérience peut dépasser la simple appropriation des textes et nourrir une démarche réflexive de l’élève et de la classe quand soudain l’intervenante propose de transformer en danse les gestes quotidiens de la classe, comme l’entrée dans la salle par exemple. Ceci apporte peut-être un début d’explication à une observation partager par l’ensemble des auteur·e·s : après des résistances réelles des élèves, l’entrée dans le geste, la pratique physique jouent un rôle absolument désinhibant. Il faut dire que le fait de danser tous, les uns après les autres, devant tous met en place, nécessairement, une expérience du collectif.

Mathieu Billière

Deux références pour aller plus loin :

Germain-Thomas, P. : Que fait la danse à l’école ? Toulouse, L’attribut, 2016

Tardif, P. & Pagès, L. : Danser avec les albums jeunesse, Canopé, 2015.

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