Le théâtre, le corps et l’émancipation — Entretien avec Nicolas Joray.

1. Tu enseignes le théâtre en Suisse, dans une "école de culture générale". Peux-tu nous en dire plus sur le fonctionnement de ces écoles, en particulier à qui est destiné ou qui choisit de suivre le cours de théâtre?

Il s’agit d’une école publique destinée aux adolescent·es qui sortent de l’école obligatoire, lorsqu’ils et elles ont 16 ans environ. La formation prépare à l’entrée dans des hautes écoles des domaines de la santé, du travail social ou des arts. On y dispense durant trois ou quatre ans une formation de culture générale. Mes élèves deviendront donc par exemple enseignant·es du degré primaire, infirmier·ères, artistes, éducateur·trices, ergothérapeutes.

Cette formation se distingue donc du lycée, appelé également gymnase, qui ouvre les portes de l’université et qui est plus difficile d’accès. Cela fait dire à certain·es que l’école de culture générale accueille les élèves qui ne veulent pas suivre un apprentissage professionnel mais qui n’ont pas non plus le niveau pour entrer au lycée. Je constate néanmoins qu’on y cultive des aspects spécifiques qui ont sans doute moins de place dans des parcours strictement académiques : la créativité, la coopération, l’interdisciplinarité. Il y a une approche humaniste marquée. J’avoue parfois à mes élèves que, lorsque j’avais 16 ans, j’avais hésité entre les deux formations et finalement choisi le lycée mais que, maintenant que j’officiais en tant qu’enseignant à l’école de culture générale, je choisirais cette seconde voie si c’était à refaire. Mais c’est facile à dire, après coup !

La place du théâtre dépend des plans d’études, liés en partie aux cantons (l’équivalent des départements français). Dans mon école située dans le Jura suisse, tous les élèves de première année suivent obligatoirement deux leçons de théâtre par semaine. En deuxième et troisième année, les élèves de l’option «social» peuvent choisir de colorer leur cursus avec quatre leçons de théâtre hebdomadaires.

2. Pourquoi es-tu devenu prof ? Et prof de théâtre?

Un peu par hasard, je crois. Je suis issu d’un milieu plutôt rural et populaire. Enfant, le cirque a été mon premier amour. Et puis, plusieurs métiers m’ont attiré : animateur socioculturel, metteur en scène, urbaniste, journaliste. J’ai finalement obtenu un master en anthropologie et en dramaturgie à l’Université de Neuchâtel. Et j’ai complété ce cursus par des formations pédagogiques en théâtre.

Je crois que les questions sociales et les arts de la scène m’ont en général beaucoup attiré. Prof de théâtre, c’est une hésitation entre ces deux pôles. Mais je me sens à ma place dans cet entre-deux. Cela dit, l’aspect éducatif m’intéresse de plus en plus. Je découvre petit à petit les pédagogies coopératives, le mouvement Freinet.

3. En parcourant les articles de ton blog, on se rend compte à quel point l'enseignement du théâtre se confronte aux émotions et au corps, dont on ne parle pas assez en pédagogie. Qu'est-ce que ça implique dans ton enseignement? Et dans les apprentissages des jeunes ?

C’est vrai ! J’ai l’impression qu’on oublie souvent ces aspects. Que ce soit à l’école ou de façon plus générale. J’aime bien cette formule de l’anthropologue David Le Breton, spécialiste notamment de la marche, qui rappelle que la condition humaine est avant tout une condition corporelle.

Mobiliser son corps et sa voix ne va pas de soi. D’autant que ceux-ci se transforment en partie durant l’adolescence. Être sur scène devant les autres élèves, peut-être pour la première fois, peut-être sans avoir l’envie d’être là, peut faire l’effet d’une brûlure. Il me semble crucial que les premières expériences de la scène soient si possible vécues comme des expériences réussies pour tout le monde. Un seul regard, une seule réplique, une seule posture, coûtent déjà beaucoup à certain·es. Pour les premières semaines, un·e enseignant·e de théâtre doit donc à mon sens remplir ses poches de modestie, de délicatesse et d’encouragements. Certains «petits trucs» préconisés notamment par le théoricien et praticien de l’animation théâtrale Bernard Grosjean aident. Comme par exemple le refus du passage individuel ou la liberté laissée aux élèves de ne pas jouer.

Concernant les émotions, je distinguerais deux plans. Il y a les sentiments éprouvés par l’élève en situation de public, qu’on ne peut pas vraiment contrôler mais qu’on peut apprendre à discerner. Et les émotions jouées par l’élève en situation de jeu. C’est encore Bernard Grosjean qui insiste sur l’importance de constituer la scène en espace de la fiction. Ainsi, on joue «comme si» on était fâché·e, «comme si» on était amoureux·se, «comme si» on était joyeux·se. Cela a le double avantage de ne pas évacuer la question des émotions tout en ne se laissant pas déborder par une approche psychologisante de l’acteur·trice, qui nécessite des années d’entrainement.

Finalement le théâtre est une discipline corporelle, psychologique et sociale… comme toutes les autres activités humaines ! Sauf qu’il revendique sans doute plus que d’autres cette complexité.

4. Quand on pense au théâtre, on imagine tout de suite une troupe réunie par la même passion de la scène, la même envie de jouer des textes. Pourtant, dans tes réflexions sur le théâtre, tu rappelles une réalité souvent omise: une troupe théâtrale est une histoire de rencontre entre des individus différents ("pas forcément les mêmes méthodes, les mêmes idées, le même tempérament, la même origine sociale, etc.", écris-tu) : qu'apportent ces différences au cheminement collectif (tensions, enrichissements, ...)? Souhaites-tu partager avec nous un moment qui t'a marqué sur ce plan?

Effectivement, la jubilation collective vient plutôt au moment de la restitution finale. Si elle vient. Alors qu’apportent les différences pendant le processus de création parfois laborieux ? C’est une question que je me pose souvent et qui est encore un mystère pour moi.

Je forme quasiment toujours les groupes de travail par tirage au sort. Parce qu’au fond, je crois en la capacité de chacun·e à coopérer avec chacun·e. Pour l’instant, aucune grosse déception n’est venue abimer cette conviction. Je touche du bois mais j’ai la tête dure de ce côté ! Peut-être la pratique du théâtre porte-t-elle en elle les ingrédients de la coopération ? Des gens se rassemblent autour d’une histoire commune mais à laquelle ils contribuent de façon singulière, en jouant une partition différente, forcément teintée par leur histoire et leurs différences. C’est un joli modèle de société en tout cas. Une façon relativement simple de pratiquer la démocratie. Mais évidemment, les tensions et les difficultés font inévitablement partie du cheminement.

En dehors de l’enseignement, j’ai eu la chance de vivre quelques expériences d’animation avec des personnes marginalisées ou en situation de précarité. Je pense notamment à un spectacle de marionnettes autour des aventures de la vouivre, une créature fantastique, qu’un collègue et moi avons monté avec des enfants et adolescent·es en situation de handicap. L’étiquette de la différence, ils et elles la connaissent. Cela m’a beaucoup touché de voir ces jeunes évoluer sur scène, en ayant fait avec leurs équipes éducatives le pari joyeux de leurs compétences et non le constat de leur incapacité. À la fin des représentations, les applaudissements nourris valaient vraiment tout l’or du monde.

5. Peut-il y avoir une forme d'émancipation par le théâtre ?

J’espère que oui ! Mais cela dépend forcément de ce qu’on entend par émancipation. Si l’émancipation, c’est s’extraire du corps pour aller vers l’esprit, s’extraire du jeu de l’enfance pour aller vers le sérieux de l’adulte, s’extraire du collectif pour aller vers l’individuel, alors non, désolé. Mais si s’émanciper, pour reprendre les mots de Jacques Rancière, c’est composer son propre poème avec les éléments du poème en face de soi, si c’est à la fois jouer et contempler, si c’est digérer corporellement et collectivement le monde, alors mille fois oui !

À la suite d’une sortie au théâtre avec des élèves, il m’arrive régulièrement d’entendre des «je n’ai rien compris». Le premier réflexe, qui est aussi le mien, est d’expliquer, d’apporter des réponses. Mais si on refuse d’adopter au moins un temps cette posture d’expert·e, si on pose plutôt des questions, on se rend compte que les élèves ont perçu beaucoup plus de choses que ne le suggérait ce premier «je n’ai rien compris». Il existe une forme de violence symbolique, de sentiment d’illégitimité, qui me semble davantage lié au théâtre ou à la littérature qu’à d’autres formes artistiques comme le cinéma ou la musique. Des études sociologiques documentent ces phénomènes. Mais je voudrais qu’on assiste à un spectacle comme on écoute une chanson, sans se demander toutes les deux secondes si on est dans le juste.

Je me souviens d’un spectacle de danse assez abstrait sur lequel nous sommes revenus en classe. La superposition des retours des élèves a débouché sur une lecture de l’oeuvre beaucoup plus riche que ce que je n’aurais pu produire seul. C’était un moment fort pour moi ! Une forme d’émancipation, je suppose.

Et l’enjeu est similaire du côté du plateau de jeu. S’il rabaisse, l’enseignement du théâtre peut causer des dégâts. Comment faire pour que chaque corps et chaque voix se sente légitime face aux regards des autres ? Pour peu que l’on s’adresse à toute la classe et pas seulement aux premiers rangs, c’est un travail incessant de valorisation. Oui, les savoirs et les techniques sont passionnants. Mais ils sont au service de ça.

Pour poursuivre la réflexion, on pourra visiter avec plaisir et intérêt le site de Nicolas https://toutlemondesurscene.com/

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