« Intégrer l’égalité dans les enseignements du second degré en lettres » : de quoi parle-t-on au juste ?

Vermeer, Dame écrivant une lettre avec sa servante

Lundi dernier, grâce à une recension du café pédagogique [1], nous avons découvert le dossier « intégrer l’égalité dans les enseignements du second degré en lettres »[2] proposé par Canopé et en libre accès sur le site.  Soulagé·es de voir enfin cet objectif de développement durable[3] inscrit dans les activités de notre discipline, nous avons rapidement déchanté à la lecture de son contenu et nous voudrions nous en expliquer ici.

En effet, la plupart des séquences proposées envisagent la femme comme objet de discours. La femme y est donc un thème qui permet de construire des corpus de textes donnés à l’étude. Ainsi on pourra étudier, en classe de sixième, la problématique « être une femme » en s’appuyant sur les héroïnes des contes de Perrault et de Grimm, alors même que nous savons à quel point les élèves souffrent d'être enfermé·es dans des rôles genrés socialement et culturellement construits, où la femme est tour à tour victime, en demande d'aide, passive, hystérique, jalouse, mesquine, etc.  Un autre corpus se propose de faire « Étudier l’image de la femme comme figure poétique en partant de poèmes dédiés à des femmes : un rondeau du Moyen Âge (Charles d’Orléans), d’auteurs de la Pléiade (Ronsard), de poètes du groupe Oulipo (sic) ». C’est encore, au lycée, une « étude de la figure féminine à travers un roman réaliste ou naturaliste » qui est proposéeen privilégiant les œuvres de Zola, seules citées :« Thérèse Raquin, Nana, L’Assommoir ». L’étude des arts n’échappe pas au même constat, la femme y est un thème entre les mains de créateurs masculins : « Il est possible de confronter ces portraits à des tableaux de la même époque (Renoir, Monet). ». Inutile de s’attarder plus longuement, il en va de même pour le théâtre ou la poésie :  on étudiera encore les femmes comme un thème d'une écriture masculine, proposé avec des activités pédagogiques qui n’en sont pas.

Car là est l’autre problème, et non des moindres !  Il s’agit de corpus qui sont proposés sans aucun axe qui permettrait de mettre en œuvre une réflexion sur l’égalité des sexes !  En quoi l’analyse de textes, écrits par des hommes portant un regard sur les femmes (tour à tour érotique, critique, satirique, fantasmatique, analytique) permettrait-il « d’intégrer l’égalité dans l’enseignement des lettres » ?  Si tel était le cas, cela ferait donc 40 ans au moins que l’enseignement des Lettres intègrerait cette démarche !  Sûrement conscient·es des limites de leur proposition, les enseignant·es chargé·es du dossier ont parfois veillé à proposer des axes de réflexion comme ici : 

« Image de la femme dans la littérature, du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Il s’agit de mesurer les écarts entre clichés littéraires et réalité sociale.

À partir d’un groupement de textes reprenant des fables, essais, discours :

  • La     Fontaine, Les Femmes et le Secret
  • Molière, Les     Femmes savantes
  • Montesquieu, Lettres     persanes. »

Mais là encore, c’est au niveau du corpus que le bât blesse… S’il y a « clichés littéraires » dans ces textes, quels supports sont ici prévus pour les mesurer et pour faire entendre la « réalité sociale » ?  S’agit-il ici de faire étudier le « male gaze » [4], et si oui, à travers quels outils ? Quels textes échos doit-on alors convoquer ?

Enfin, et c’est le principal grief que l’on peut avoir contre ce travail :la place faite aux autrices y est maigre et l'on veille à n'y intégrer que quelques autrices bien connues que le patrimoine a déjà adoubées.  Ainsi, il est à la fois touchant et pitoyable de voir qu’un seul corpus d’autrices est proposé, pour le Cycle 4, corpus consacré à des poétesses lyriques - bien entendu ! - avec toutefois la possibilité d’étendre au « discours féministe en poésie ».  Mais de bibliographie, il n’y en a pas non plus ! Pourtant, les propositions n’auraient pas manqué, si les concepteurs avaient seulement bien voulu se donner la peine de chercher.  Il aurait même été fort facile d’utiliser le manuel « des femmes en littérature » [5] conçu pour le collège, en y renvoyant bien entendu. 

Comment, en 2021, ne pas s'interroger sur cette volonté de reléguer, encore une fois, la femme au rang d'objet - et non de sujet - littéraire ? Comment ne pas y lire autre chose qu'une espèce de vague et mou "feminism washing" éducatif, là où l'on aurait attendu un corpus proposant une véritable réflexion sur l'occultation séculaire d'autrices pionnières de l'Histoire littéraire et des démarches pédagogiques invitant à repenser la notion de patrimoine

Que d’impensés dans ce dossier qui laisse voir la réflexion qui reste à mener dans l’Éducation Nationale, et d’abord auprès des adultes ! 

(Comme beaucoup d'autres, ce texte a été écrit à plusieurs mains, il est donc signé par le collectif en tant que tel)

Courte bibliographie / sitographie

Audrey Célestine, Des vies de combat, Femmes noires et libres, L'iconoclaste

Sarah Sauquet, Un texte Une femme – La littérature au féminin en 365 jours,  éditions LibriSphaera, 2021, qui vient juste de paraître, et l'application Un texte une femme

Femmes et Littérature, une histoire culturelle, Gallimard, Folio, (2 tomes)

Collectif Georgette Sand, Ni vues ni connues, Pocket

La collection "Les Plumées" de la maison d'édition Talents Haut est consacrée aux autrices invisibilisées : http://www.talentshauts.fr/41-les-plumees

Le dictionnaire universel des Créatrices conçu par les éditions Des Femmes offre désormais une version en ligne : https://www.dictionnaire-creatrices.com/

George le deuxième texte, un site fait par et pour les profs en plus  : http://george2etexte.free.fr/extraits.php,

Le compte Twitter Autrices Invisibilisées : https://twitter.com/Autrices_Invisi

Le journal Libération en partenariat avec la Bnf fait paraître une chronique mensuelle intitulée "Fières de Lettres" : https://www.liberation.fr/dossier/ecrivaines-fieres-de-lettres/?variant=1

Concernant les oeuvres d'art, on peut penser aussi au site : https://awarewomenartists.com/ aux multiples entrées, dont des entrées thématiques sont très intéressantes ! Il en va de même des nouveaux podcasts sur "Les grandes dames de l'art", pour sortir un peu aussi des artistes masculins du  XIXème siècle : https://www.connaissancedesarts.com/musees/musee-orsay/le-musee-dorsay-sassocie-a-aware-pour-promouvoir-40-artistes-femmes-des-xixe-et-xxe-siecles-11153863/

[1] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2021/03/15032021Article637513883471478604.aspx

[2] https://www.reseau-canope.fr/index.php?id=1090

[3] Il s’agit en effet de l’ODD 6.  On rappellera que ces objectifs de développement durables définis par l’ONU sont le support de l’Education au Développement Durable, éducation transversale aux programmes de l’Education Nationale.

[4] A la manière d’Iris Brey pour le cinéma : http://www.lettresvives.org/2020/11/16/redressons-et-reeduquons-nos-regards-avec-iris-brey/

[5] Des Femmes en littérature, Belin Education & Editions Des Femmes, 2018

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