Raconter les élèves

Aux Editions du Seuil, 19€.

Attention !!! Divulgâchis !

Il y a de cela quelques années, alors que je regardais mes élèves concentré·es sur une évaluation, je me disais que j’aimerais écrire un livre sur elles et eux, leur pluralité, leur individualité, leur beauté (car y a-t-il rien de plus émouvant que des élèves concentré.es sur une tâche que vous leur avez donnée ?). Ce livre a été écrit depuis : c’est Rappeler les enfants, d’Alexis Potschke. Avant de l’ouvrir, je m’attendais à un simple livre de témoignage, pas à un texte aussi juste, beau et émouvant.

Au début, c’est une sorte de chronique : de courts chapitres s’enchaînent, chacun centré sur un·e élève particulièr·e, dans son interaction avec le professeur (de français) narrateur ou avec ses camarades. Chaque chapitre creuse ainsi, d’abord esquissé puis dessiné avec de plus en plus de détails, le portrait d’un·e élève : son physique, son caractère, sa relation à l’école, avec ses camarades, ses parents. Ce sont alors des individus (fictifs, comme le précise l’auteur à l’orée du roman) que l’on rencontre, riches, complexes et profondément émouvants : Majda, Hédi, qui « aime remettre en question, ergoter, contredire, préciser », Mirela, absente à l’école et aux apprentissages, élève fantôme qui deviendra un fantôme d’élève, laissant un vide douloureux dans la classe (on ne le dit pas assez : le groupe classe souffre de ses absent·es). Il y a aussi Mélanie, Geoffrey, Dersim et bien d’autres encore. Un des chapitres les plus poignants dresse le portrait de Rachida, presque un type d’élève, mais que la grâce de l’écriture rend tout de même unique : la petite sérieuse, silencieuse, effacée, qui échappe à notre vision et glisse hors de notre mémoire, si l’on ne prend pas garde de l’y rappeler :

Rachida, c’est celle qui est gentille, celle qui ne se fait pas remarquer, qui a des amis mais taillés comme elle pour la gentillesse et l’anonymat. C’est celle qu’on n’écoute pas trop mais attentivement quand même, celle dont on rehausse un peu les notes mais dont on n’attend pas particulièrement la copie lors de corrections. Rachida, c’est la parole coupée, la réponse interrompue, l’élève qu-.

Rachida est studieuse et ponctuelle mais n’est pas notée absente lorsqu’elle l’est, car on ne la remarque pas plus que son absence1.

On croise encore la petite Majda, élève allophone qui a décidé d’apprendre, et dont la réussite fait la fierté de son père. Ainsi, plusieurs passages serrent un peu la gorge, comme ceux qui évoquent les rencontres entre profs et parents, où se donne à voir une intimité, où l’on lit sur un visage, ou dans un geste, le bonheur de voir son enfant bien grandir (et peut-être mieux que soi), ou de voir son parent fier·e de soi, le tout s’échangeant en quelques regards un peu plus brillants que d’habitude, ou par des sourires qui fendent le visage.

Les élèves prennent ainsi chair, et deviennent, par la grâce de l’écriture, des enfants, c’est-à-dire des personnes un petit peu particulières. Si quelques moments de grâce autour de textes étudiés émaillent le roman, il est très peu question de pédagogie, de contenu, de programme, qui ne sont qu’un prétexte pour évoquer les enfants. Les portraits, d’ailleurs, sont toujours bienveillants, comme le notait déjà l’article du Café pédagogique sur le roman. Osons les grands mots : Alexis Potschke nous raconte, à sa manière, que la relation pédagogique peut être une histoire d’amour2.

L’accumulation de chapitres croise peu à peu les noms des enfants rencontré·es, et c’est alors toute une classe qui se dessine sous nos yeux : les relations de camaraderie, de compétition, de solidarité, la relation du groupe avec le professeur, avec les professeurs. C’est le portrait d’une classe à l’identité propre, irréductible à la somme des individus qui la composent, puis d’une autre.

La chronique devient roman lorsque s’en dessine la structure : rythmé par les passages obligés de l’année scolaire et les lieux clés de l’établissement (la salle des profs, le CDI, les couloirs, la rencontre avec les parents, la fin de l’année et son délitement, la rentrée…), il raconte un collège de banlieue populaire de la région parisienne, une année scolaire, puis une autre, des élèves, le métier de professeur. Alexis Potschke, en partant du très particulier, de l’individuel, dessine un collectif, puis un autre jusqu’à toucher l’universel. Le roman met ainsi en valeur le rapport particulier des professeurs au temps qui passe : un temps cyclique ou spiralé, au cours duquel les enfants grandissent sous nos yeux, nous en rappellent d’autres, en particulier celui ou celle que nous avons été, puis, ils nous quittent. C’est pour cela que ce livre est pour tou.te.s, et pas seulement pour les enseignant.es. Rappeler les enfants entreprend de faire remonter les enfants, tous les enfants, à la mémoire.

Par Juliette Carré

1C’est le début du chapitre 6.

2Sur le sujet de l’amour dans la relation pédagogique, voir les travaux en psychologie sociale de Maël Virat, comme Quand les profs aiment les élèves, psychologie de la relation éducative, Odile Jacob, 2019.

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