Comment la grammaire se vit-elle dans nos classes ? (2)

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Il en est qui considèrent que l’enseignement de la grammaire doit être strictement descendant, magistral et impressionnant, avec le souci du technicisme et de la norme figée et inaltérable. Le ministre Blanquer en fait partie avec, dernièrement, l’absurde volonté d’interdire officiellement l’usage de la langue inclusive !

Il en est, comme le collectif Lettres vives, qui pensent que l’enseignement de la grammaire doit suivre la vie et l’évolution de la langue, qu’il est mises en expériences et questionnements, libertés par rapport aux normes et aux contraintes, curiosité face aux langues.

Nos expériences en classe nous montrent l’extrême diversité de nos pratiques et la nécessité – la joie ! – à partir davantage des interrogations et relations des élèves à la langue que de cours plaqués et enfermants.

Vous trouverez les premiers récits ici

En voici d’autres, qui suivent une direction différente encore. Car les membres du collectif Lettres vives publient leurs pratiques dans un esprit de partage et de tâtonnement, et non dans le but de les imposer comme étant « ce qu’il faudrait faire ».

Deuxième entrée – La recherche d’un équilibre entre réflexions sur la langue, menées par les élèves dans la confrontation et la remise en question, et apports théoriques

Loin de considérer la langue comme un objet sacré et figé, à transmettre sans le remettre en question (à l’image d’une certaine conception de la littérature par ailleurs!), il est un enseignement de la langue qui favorise les débats et les questionnements, relie les questions de langue à des effets de style, à des visées argumentatives, montre comment la grammaire se met au service et construit le sens des énoncés que nous produisons.

Dans une classe de collège (Jacqueline)

La grammaire, ça sert à écrire !

Cette année, on a remis ça : les textes collaboratifs ! Il s’agit d’écrire un texte à 2, 4, 6… 30 mains ! Il faut dire que j’ai la chance de travailler en demi-groupes en 6e, alors c’est à ce moment qu’on le pratique.

Voilà comment on procède : on prend du temps en début d’heure pour donner des idées, on argumente, on vote et hop !, on commence avec une 1ère phrase, proposée par un·e élève, suivie d’une 2ème phrase, par un·e autre élève, d’une 3ème, etc. jusqu’à ce qu’on n’ait plus d’inspiration, et surtout que le texte nous semble achevé.

Des collègues frénétistes y consacrent une heure. J’avoue que j’y ai cette fois consacré 3h et c’était très gratifiant pour tout le monde.

Régulièrement, donc, on retourne en arrière, on relit l’ensemble, on retravaille un passage, on corrige des erreurs de formulation, on s’interroge sur le choix de tel ou tel mot, et, bien sûr, on observe et manipule la langue pour trouver la meilleure tournure, pour harmoniser les phrases venant d’une quinzaine d’élèves différent·es.

Cette fois, deux points nous interpellent :

- l’emploi des temps, car évidemment, certain·es utilisent « naturellement » le passé simple dans un récit, d’autres lui préfèrent le présent ou le passé composé. Alors, pourquoi le passé simple, pourquoi le présent, pourquoi encore l’imparfait ? Renommons ces temps, regardons où ils sont employés, pour quel type d’action, pour quel type d’information ?

C’est ainsi qu’une leçon aussi indigeste – c’est peu dire – que la valeur des temps se construit par étape, prend du sens grâce à l’écriture.

- lié à cela, les conjugaisons et les terminaisons pour être plus précise : sur ce plan, aïe !, ça part dans tous les sens, surtout dans le texte au passé simple écrit par le 1er groupe. Alors on se pose, mais on arrive à dégager les constantes, on rappelle les différents groupes, les terminaisons les plus fréquentes, les règles d’accords. C’est un peu plus ardu, mais on y arrive doucement.

On a fini ces productions (en tout cas dans un groupe car avec l’autre, le soixantième protocole sanitaire de l’année nous a privé·es de 30 minutes de cours pour la demi-pension) avec un bilan de l’écriture collaborative : qu’est-ce que c’est, comment on s’y prend, qu’est-ce que ça nous apprend ? Savoureux sur les apprentissages coopératifs dans une classe où les relations interpersonnelles sont parfois explosives !

À la rentrée, on va comparer les deux productions : totalement différentes ! L’une est un récit épique rapportant le combat entre les dieux et déesses de l’Olympe qui s’associent pour certain·es à Jésus, pour d’autres à Lucifer (bel exemple de mélange culturel!!!). L’autre production est un texte documentaire sur les violences faites aux Ouïghours en Chine.

Autant dire que la découverte du texte de chaque groupe va assurément provoquer bien des échanges et des débats ! Hâte !

Alors oui, la grammaire, ça sert à vivre des moments d’écriture comme ça, pleins de peps et de débats linguistiques !

Dans une classe de lycée (Julien)

Avant la réforme du lycée, la grammaire dans un cours, ça voulait un peu tout dire et rien dire : c'était là, quelque part, toujours présent, un rituel en filigrane jamais vraiment être là de façon solennelle. Là, dans la lecture, dans l'écriture, dans les remédiations individualisées. C'était la grammaire au débotté.  Depuis la réforme du lycée, c'est soudain devenu quelque chose d'un peu impressionnant, imposant : son inscription dans un programme officiel, son enseignement formalisé, sa visée certificative. Forcément, ça induit soudain un système de pression qui biaise quelque peu le rapport au terme. Et nous sommes nombreux et nombreuses, enseignant·es de lycée, à nous sentir soudain un peu démuni·es, un peu effrayé·es par ce mot parfois ancien pour nous. Parfois aussi source de souvenirs traumatiques de concours quand, à l'oral, on doit réussir à mener une analyse sur le "si" dans un extrait de Montaigne... Quand elle ne fut pas toujours douce pour soi, on la voudrait plus douce pour les élèves. Soudain se souvenir de son expérience d'enseignant en collège et de la révélation d'Une chanson douce d'Erik Orsenna, où les classes grammaticales sont des personnages, des actions, des émotions, où le verbe aimer est usé à force d'être sur- et més- employé ; se souvenir des yeux ébahis des sixièmes lors des séances de lecture cursive du livre. Se demander si l'on va pouvoir réussir cela en lycée... 

Depuis la réforme du lycée donc, j'ai choisi de désacraliser ce poids en la traitant, comme d'habitude, un peu au débotté au détour d'une lecture ou dans les remédiations des écrits des élèves, les récritures propices aux "manipulations" : une grammaire contextualisée et individualisée, qui ait du sens tant pour moi que pour les élèves. Car, formalisée ou non, certificative ou non, la grammaire est de fait omniprésente : quand, avec des secondes, on tente une interprétation du titre Petit Pays, qu'on émet des hypothèses de lecture quant à l'absence d'un déterminant et qu'on se demande si, s'il y en avait fallu un, on opterait plutôt pour les possessifs "mon", "notre" ou pour les déterminants "un" ou "le". Le silence du déterminant, son interrogation littéraire, c'est un peu ça la grammaire au débotté. De fait, n'enseignant plus en 1ère tronc commun et n'ayant donc pas, comme la majorité des collègues, cette pression de l'épreuve certificative de grammaire au BAC, c'est sûrement plus simple de rester dans un rapport apaisé avec la sacro-sainte grammaire, les classes 2des (certes, il y a un programme mais on peut toujours le distiller au détour de), les HLP ou les BTS permettant plus d'espace pour une grammaire au fil de l'écriture et de la lecture. Pour une grammaire douce, au débotté.

Dans une autre classe de lycée (Christine)

Pendant longtemps, j’ai pensé, et même j’affirmais que jamais je ne faisais de grammaire avec mes élèves de lycée, ou alors si rarement que c’était anecdotique. En réalité, j’en ai toujours fait, mais je n’en ai pris conscience que depuis que je travaille avec l’écriture, que l’ensemble de ma démarche commence et aboutit à l’écriture, pensée comme une pratique littéraire à part entière (j’ai expliqué ça à un inspecteur il y a deux ans – c’est lui qui avait posé la question ! Il m’a répondu, l’air presque soucieux : « Vous savez que ce n’est pas courant ? »). J’ai pris conscience, au fil du temps, que la grammaire est partie prenante de l’activité de lecture, dès lors que la lecture est elle-même le point de départ et le point d’arrivée de l’écriture, sous toutes ses formes. Plus encore, les élèves sont généralement très attentifs quand on s’intéresse au fonctionnement d’une phrase. Il y a trois ans, avec une classe de 1ère STMG, nous lisions un extrait d’Eldorado, de Laurent Gaudé. Il s’agissait du moment où Soleiman, un migrant parti du Soudan en quête d’une vie meilleure en Europe, assomme un de ses compagnons de voyage pour lui voler son argent. J’avais écrit une phrase au tableau pour montrer de quelle manière elle mimait la tension du personnage, son souffle qui s’accélère sous l’effet de l’adrénaline. Nous examinions la place des virgules qui marquaient le rythme spécifique de l’action dans la phrase et nous étions plongés au cœur même de la phrase, dans la grammaire jusqu’au cou. Le silence des élèves à ce moment-là était d’une qualité que l’on ne connait que lorsqu’une chose, même toute petite, tout à coup, fait sens pour elles et eux. 

Mais la réforme est arrivée. Et, avec elle, un programme et une progression de grammaire, des leçons à faire de manière systématique et surtout une question à ce sujet le jour de l’oral ! Le problème, c’est que ce n’est pas de la grammaire, c’est de l’étiquetage ! La grammaire dans les programmes de lycée de 2019 a perdu tout son sens. J’en avais pris mon parti, et avais décidé que la grammaire, je n’en ferais pas ! On a les désobéissances qu’on peut et surtout, ce n’est que 2 points le jour de l’oral… Mes élèves pourraient toujours avoir 18/20, ce n’était pas si mal. 

Mais entre les résolutions fermes que l’on prend avant la rentrée et la réalité des classes, les positions ont tendance à évoluer. Je me suis retrouvée avec une classe de 1ère générale, avec des élèves adorables mais ultra-stressés par la réforme qui se mettait en place. Ils étaient désespérés à l’idée de devoir répondre à la question de grammaire à l’oral, en affirmant qu’ils n’y connaissaient rien, qu’ils n’y arriveraient pas d’autant que, tout le monde le savait, la grammaire, ça ne sert à rien. Pour les rassurer et leur montrer qu’en réalité, ils savaient plein de choses grammaticalement parlant, j’ai donc entamé le chemin qui nous conduirait avec détermination vers le programme de 1ère. Étape 1 : les natures et les fonctions (oui, oui, en première, ce n’est pas acquis. Dans la tête des élèves, ça ressemble généralement à du gloubi-boulga). Rapidement, nous en sommes arrivés au groupe nominal, et je ne sais comment, nous avons calé sur les expansions du nom. Arrêt complet, grosse panne. 

J’ai donc expliqué que si, si, c’est facile ce truc. Regardez donc, si on en reste au nom, ça n’a aucun intérêt. Par exemple, si j’écris « chat » au tableau, ça ne vous dit pas grand-chose. Mais si, tout à coup, j’ajoute des expansions du nom, des adjectifs, par exemple, ça change tout. Le chat prend de l'épaisseur, il devient, « le petit chat gris ». Ce n’est plus du tout le même chat. Bon, et si je précise encore avec un complément du nom, ça change encore : le petit chat gris de la voisine. Bon, parce que la voisine, elle recueille tous les chats qui passent, elle en nourrit au moins 15 ! Il y a en a qui sont tout pelés, les pauvres. Mais ce chat-là, il est différent, c’est le petit chat gris, et on sait duquel il s’agit. Bon, mais ce n’est pas tout. Il est mignon, le chat gris de la voisine, mais il est peu bête aussi et pour qu’on s’en rende compte, il lui faut une relative. Regardez : le petit chat gris de la voisine qui est coincé sur le toit. Admettez qu’il faut être pas futé pour aller se coincer sur le toit et être incapable d'en descendre. Donc, ça nous donne : le petit chat gris de la voisine, qui est coincé sur le toit, miaule depuis trois heures. Les expansions du nom servent donc à transformer un simple nom commun en personnage et c’est à partir de là qu’on peut raconter une histoire. Les élèves ont fini par baptiser le chat, qui est devenu le personnage récurrent de la grammaire dans la classe. 

N’hésitez pas à ajouter vos récits de pratiques en commentaire ou à nous les soumettre sur contact@lettresvives.org pour publication sur le site !

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